
Faute de réelle opposition, la participation est le seul enjeu du scrutin présidentiel en Egypte : Abdel Fattah Al-Sissi sera réélu. Dictateur qui a méthodiquement réduit au silence toute opposition, Sissi semble pourtant avoir le sens du bien commun et de l’intérêt général.
Après avoir été élu en 2014 avec 96.4% des voix, Abdel Fattah Al-Sissi se présentait à sa succession pour une élection présidentielle égyptienne qui s’est tenue du 26 au 28 mars. Quelles ont été les conditions de cette élection ? Que peuvent nous révéler les différences de participation, de résultats, de « l’ambiance » du pays entre 2014 et 2018 ?
Roland Lombardi : Pour l’instant, on ne peut raisonnablement pas faire une analyse précise des chiffres de cette élection puisque, à l’heure où je réponds à vos questions, l’élection présidentielle égyptienne, qui a débuté lundi, est toujours en cours. Le résultat définitif et officiel du premier tour ne sera connu que dans quelques jours. En dépit de quelques infos sur les tendances qui me viennent directement d’Egypte, je préfère rester prudent. Quoi qu’il en soit, ce que l’on peut déjà dire, c’est qu’il n’y aura pas de surprise : Le président sortant, Abdel Fattah al-Sissi sera réélu.
Tout d’abord, car tous les opposants politiques et les potentiels candidats se sont désistés sous diverses pressions ou pire, ont été écartés sans ménagement… Je rappelle que les deux seuls candidats (tous deux anciens militaires), un tant soit peu sérieux, étaient le général et ancien premier ministre Ahmed Chafik, ainsi que l’ancien chef d’état-major, le général Sami Anan. Le premier s’est retiré et le second a été mis sous les verrous ! L’unique candidat (de dernière minute) face au président Sissi est Moussa Mostafa Moussa. Architecte, homme d’affaires, Moussa a 66 ans et on ne peut pas dire que son charisme l’étouffe… Il est connu pour être le président du petit parti centriste al-Ghad et surtout… pour être un ancien soutien du maréchal-président ! Assurément, ce candidat « fantoche » n’est là que pour jouer les faire-valoir et pour ne pas laisser Sissi tout seul dans cette élection.
En fait, le seul intérêt de cette « consultation », pour les observateurs comme pour le pouvoir, sera les chiffres de la participation. Après son coup de force en juillet 2013, qui destitua le président issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, Sissi fut élu en 2014 avec 96,9 % des voix. Il y avait eu alors un réel espoir et un véritable engouement pour l’ancien maréchal. Le taux de participation avait été de 45,7 %, ce qui était relativement important pour le pays. Aujourd’hui, et malgré toutes sortes de pressions comme par exemple le fait de sanctionner par des amendes les abstentionnistes, les chiffres risquent fort d’être différents. La grande question sera alors de savoir si cela sera un vote plébiscite ou non.
Dans un éditorial publié ce 27 mars, « Egypte : une parodie d’élection présidentielle » le journal Le Monde fustige l’attitude des Occidentaux à l’égard du pouvoir égyptien. Comment comparer le pouvoir actuel des régimes précédents ? Comment comprendre l’attitude de l’Occident vis à vis de Abdel Fattah Al-Sissi ?
Durant ses quatre années de mandat, Sissi a méthodiquement réduit au silence toute opposition, qu’elle soit islamiste, laïque ou libérale. Des milliers de voix considérées comme dissidentes ont été emprisonnées et au regard de ce que j’évoquais plus haut, oui, nous pouvons clairement affirmer que cette présidentielle est une « parodie » ou une « mascarade » d’élection. Toutefois, ce que je reproche à une certaine intelligentsia française, disons islamo-gauchiste, ainsi qu’à certains de mes confrères chercheurs (les mêmes qui se sont lamentablement trompés sur l’origine et l’issue des printemps arabes), c’est, une nouvelle fois, d’appréhender l’actualité du monde arabe avec le prisme de leur éthique, de leur normalité, de leurs valeurs ou pire, de leurs idéologies. Concernant l’élection présidentielle égyptienne, nous avons assisté, comme toujours, dans les médias et ailleurs, à un véritable « Sissi-bashing » qui se résume à une vulgaire critique du régime qui « oppresse son peuple » et qui « tue les libertés ». Il est vrai que dans leur monde, on exècre tout ce qui porte un uniforme ! Mais tout cela est un peu court. Toutes nos belles âmes et nos « experts », enfermés dans leurs microcosmes sociaux et idéologiques, semblent de nouveau occulter les réalités de ce côté-là de la Méditerranée comme par exemple le poids considérable du culte du chef (Zaïm) ou encore de la quasi vénération du « Sabre » (l’armée) et de la Force…
Ils ne veulent pas admettre que leur rêve de « Grand Soir » n’est partagé que par une infime minorité de la jeunesse bourgeoise du Caire ou d’Alexandrie. Pour la grande majorité du peuple égyptien, les aspirations démocratiques, en dépit de ce que l’on veut encore nous faire croire, sont plus que jamais secondaires. Echaudés par les exemples irakien, syrien et libyen, ainsi que par leur propre expérience très négative du Printemps du Nil, beaucoup n’aspirent à présent qu’à travailler, se nourrir, aimer et vivre dans la dignité.
Bien sûr, les Egyptiens ne sont pas idiots et on est loin de l’enthousiasme suscité par Sissi en 2014. Nombreux sont ceux qui se moquent de cette élection au résultat connu d’avance et ne la prennent pas au sérieux. Mais ils sont conscients qu’il n’y a malheureusement pas d’autre alternative sérieuse. Et même si cela fait mal aux oreilles de certains, dans leur ensemble, les Egyptiens préfèrent la dictature au chaos !
Car oui, Sissi est un dictateur. Peut-être plus impitoyable que ses prédécesseurs. C’est un fait et personne ne peut sérieusement le contester.
A maintes reprises, j’ai moi-même évoqué les procès inéquitables, les intimidations, les tortures, les « disparitions » inexpliquées, les arrestations arbitraires et les détentions illégales.
Mais l’époque a changé depuis 2011. Et les différences entre Sissi et Moubarak, par exemple, sont grandes. Même s’il est toujours délicat de sonder les têtes et les cœurs, surtout des hommes d’Etat, je commence humblement à percevoir la véritable nature de l’actuel président égyptien. Je rappelle que j’étais un des premiers, quelques mois avant son coup d’Etat en 2013, à dresser son portrait et à prédire son ascension[1].
Comme le disait Michel Audiard, « sauf pour les dictateurs et les imbéciles, l’ordre n’est pas une fin en soi » et si Sissi est certes un dictateur, il est loin d’être un imbécile. En effet, je suis convaincu qu’il souhaite, à plus ou moins long terme, instaurer en Egypte une sorte de « dictature éclairée » devenant même une sorte de modèle pour tous les autocrates en herbe de la région[2]. Il en va d’ailleurs de son propre intérêt. Par ailleurs, on peut dire qu’à la différence des tyrans passés, Abdel Fattah al-Sissi est un homme très pieux et foncièrement honnête. Sa fermeté dans la lutte contre les trafics et la corruption en est la preuve. Depuis 2014, près de 1 400 procès de corruption au sein de l’appareil administratif de l’Etat (pots-de-vin, gaspillages et détournements de fonds publics) ont eu lieu. L’Autorité de contrôle administratif, l’ACA, mis en place par ses soins en 2014, a révélé, en janvier 2017, une grande affaire de corruption au Conseil d’Etat dans laquelle ont été accusés le secrétaire général du Conseil d’Etat et le directeur général chargé de l’importation et de l’exportation au sein du conseil. En avril 2016, le ministre de l’Agriculture de l’époque a même écopé de 10 ans de prison, pour avoir reçu des pots-de-vin. Dans la région, c’est historique.
Enfin, Sissi semble véritablement avoir le sens du bien commun et de l’intérêt général. Sa protection des coptes égyptiens et, même si c’est sur ces deux points que son bilan est mitigé, sa volonté sincère de « réformer l’islam » et sa détermination quant à mener à bien les réformes socio-économiques, douloureuses mais non moins vitales pour l’avenir du pays, sont sans précédents.
Dans un pays en prise aux difficultés économiques et religieuses, quels sont les défis qui attendent le Président ? Quels seront les enjeux internationaux qui occuperont la « nouvelle » présidence ?
Les défis sont immenses.
Cependant, le président égyptien en est très bien conscient. Avec une population qui passera demain la barre des 100 millions d’habitants, un taux de chômage officiel de 12 à 15% voire 30% chez les moins de 25 ans, la démographie est un véritable enjeu. Il l’a lui-même reconnu dans une récente déclaration. L’économie est par conséquent le principal cheval de bataille du maréchal-président. Le seuil de pauvreté dépasse aujourd’hui les 30%. Certes, comme le disent, et non sans raison, certains égyptiens, Sissi a trouvé une situation épouvantable à son arrivée (caisses vides, chute vertigineuse du tourisme…). Ainsi, comme je l’ai souligné précédemment, il s’est engagé dans des réformes profondes et structurelles (imposées par le FMI) et des mesures certes courageuses mais non moins draconiennes, passant progressivement d’un système de subvention généralisée des produits de consommation de base à une aide financière beaucoup plus ciblée aux personnes les plus démunies (environ 9 millions). De fait, aujourd’hui, le prix de l’essence et du gaz s’est envolé. De plus, avec la chute brutale de la livre à l’automne 2016, ce sont tous les prix qui ont connu une forte hausse.
Dans les quartiers les plus pauvres, c’est l’armée (toujours omniprésente et incontournable) qui distribue certains produits gratuitement… Enfin, le régime et tous les Egyptiens attendent beaucoup des reformes en cours et des gigantesques plans de développement notamment dans le domaine de l’agriculture comme du transport (créations de nouvelles provinces, développement et modernisation de l’élevage et de l’irrigation des terres, créations d’usines agricoles, constructions de routes…). L’autre espoir réside dans les futures retombées du gisement offshore de gaz naturel en Méditerranée, dans les eaux territoriales de l’Égypte.
Si les prévisions se révèlent exactes, ce gisement pourrait représenter un potentiel de 850 milliards de mètres cubes, ce qui en ferait l’une des plus grandes réserves de gaz naturel au monde. Mais surtout il pourrait aider à couvrir les besoins en gaz naturel de l’Égypte durant des décennies, tout en ouvrant de nouvelles perspectives de développement pour le pays et les Égyptiens et peut-être aussi pour toute la région et même l’Europe.
En attendant, l’Egypte, sans pour autant revivre une nouvelle révolution, risque de connaître des émeutes sporadiques à l’image des quelques mouvements sociaux de ces derniers temps en province, rapidement réprimés…
Sur le plan sécuritaire, l’insurrection jihadiste dans le Sinaï perdure. Les attentats sont réguliers. Le dernier a eu lieu à Alexandrie, quelques jours avant le premier tour de la présidentielle, et visait un haut responsable de la police. Cyniquement, cette situation permet au régime de maintenir l’état d’urgence et de cautionner la répression. Dans le contexte égyptien, il faut tout de même rappeler que les Frères musulmans en Egypte comptaient, avant 2014, plus d’un million de militants. Avec les familles et les sympathisants, on atteint aisément les 2 millions.
Compte tenu de la taille ce « réservoir », on peut toutefois dire que la situation reste relativement sous contrôle.
Sur le plan international et surtout régional, avec Sissi, malgré ce que disent certains, l’Egypte a retrouvé son rôle de pays phare du monde sunnite. Nous avons vu d’ailleurs le Président égyptien très impliqué et très actif dans le conflit israélo-palestinien, en Syrie (négociations auprès des Russes dans la Ghouta), en Afrique orientale (négociations sur les eaux du Nil avec le Soudan et l’Ethiopie) et surtout en Libye (soutien au maréchal Haftar).
En très bon terme avec le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salman (ce qui ne l’empêche pas d’avoir, malgré l’aide financière de Riyad, une politique indépendante dans la région, notamment vis-à-vis de la Syrie, du Yémen ou l’Iran), Sissi peut aussi et surtout compter sur l’appui (au cas où) de la Russie et de l’administration Trump. De même, dans un sursaut salvateurs de réalisme, les responsables occidentaux (plus pragmatiques que nos intellectuels), à l’instar du Président français (attiré, lui, par les contrats commerciaux), préfèrent, et je ne les blâme pas, passer sous silence les atteintes aux Droits de l’homme et à la liberté pour s’appuyer finalement sur le « tyran » égyptien en vue d’une éventuelle stabilisation de la région…
Pour finir, que cela nous plaise ou non et tant qu’il aura le soutien de son armée, Sissi risque fort de susciter encore longtemps des cris d’orfraie chez nos donneurs de leçons et autres moralistes de salons. Sans autre alternative crédible, il faut juste espérer pour le Proche-Orient et surtout pour les Egyptiens, qu’il ne connaisse pas une fin à la Sadate et qu’il parvienne enfin à gagner sa guerre économique.
Roland Lombardi
Roland Lombardi est consultant indépendant et analyste chez JFC-Conseil. Il est par ailleurs docteur en histoire et chercheur associé à l’IREMAM, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman d’Aix-Marseille Université, également membre actif de l’association Euromed-IHEDN.
Il est spécialiste des relations internationales, particulièrement de la région du Maghreb et du Moyen-Orient, ainsi que des problématiques de géopolitique, de sécurité et de défense.
Sur Twitter @rlombardi2014
[1] https://www.euromed-ihedn.fr/files/13-02-05—Lombardi–Quel-avenir-pour-l-armee-dans-la-nouvelle-Egypte.pdf
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