Voyez-le comme la version purement américaine de la comédie humaine : une grande puissance qui sait perpétuellement ce dont le monde a besoin et donne de copieux conseils avec une surdité qui serait risibles, si ce n’était si sinistre.
Si vous cherchez, vous pouvez en trouver des illustrations un peu partout. Voici, par exemple, un passage d’un article du New York Times sur les négociations mouvementées de Trump qui ont précédé le sommet de Singapour. « Les Américains et les Sud-Coréens, écrit le journaliste Motoko Rich, veulent persuader le Nord que continuer à consacrer la plupart des ressources du pays à ses programmes militaires et nucléaires compromet le bien-être économique de ses citoyens. Mais le Nord ne considère pas que ces deux choses soient incompatibles. »
Pensez-y un instant. Les États-Unis ont, bien sûr, mis plus d’un trillion de dollars pour la mise à niveau de de leur arsenal nucléaire déjà énorme (et ce, avant même que les dépassements de coûts ne commencent). Depuis des années, son Congrès et son président se sont montrés prompts à injecter au moins un trillion de dollars par an dans le budget de la sécurité nationale de l’État (un chiffre qui continue d’augmenter et qui dépasse de loin celui de toute autre puissance sur la planète), tandis que ses propres infrastructures faiblissent et s’effondrent. Pourtant, trouvent curieux que les pauvres Nord-Coréens suivent eux aussi la même voie extrême.
» Ignorant » n’est pas un mot que les Américains appliquent habituellement à eux-mêmes en tant que pays, peuple ou gouvernement. Pourtant, il est applicable.
Et lorsqu’il s’agit d’ignorance, il y a une autre voie, bien plus étrange, que les États-Unis suivent depuis au moins George W. Bush, qui ne saurait être plus conséquente et qui reste pourtant, d’une certaine façon, la moins connue de toutes. À ce sujet, les Américains ne se doutent de rien. En fait, si vous pouviez mettre les États-Unis sur le canapé d’un psychiatre, ce serait un bon début.
L’Amérique contenue
D’une certaine façon, c’est la plus vieille histoire du monde : l’ascension et la chute des empires. Et notez le pluriel. Cela n’a jamais été – du moins jusqu’à récemment – « empire », mais toujours « empires ». Depuis le XVe siècle, lorsque les flottes des premières puissances impériales européennes ont fait irruption dans le vaste monde avec à l’esprit l’assujettissement, il s’agissait invariablement du concours de plusieurs. Il y avait au moins trois ou parfois beaucoup plus, puissances impériales se développant et se disputant la suprématie ou s’effondrant lentement.
C’était, par définition, l’histoire des grandes puissances sur cette planète : l’ascension difficile, le déclin provoqué. Considérez cela comme le récit essentiel de l’histoire au fil des siècles, l’histoire de tout ce qui s’est passé au moins jusqu’en 1945, lorsque deux « superpuissances », les États-Unis et l’Union Soviétique, se sont retrouvées face à face à l’échelle mondiale.
Des deux, les États-Unis ont toujours été les plus forts, les plus puissants et de beaucoup les plus riches. En théorie, ils craignaient l’ours russe, l’empire du mal, qu’ils s’efforçaient à « contenir » derrière ce fameux rideau de fer et dont les sympathisants aux Etats-Unis, toujours en petit nombre, étaient soumis à une frénésie de peur et de répression.
Toutefois, la vérité – du moins rétrospectivement – était que, pendant les années de la guerre froide, les Soviétiques rendaient en fait une étrange faveur à Washington. Dans une grande partie du continent eurasien et dans d’autres régions du monde, de Cuba au Moyen-Orient, le pouvoir soviétique et la lutte sans fin pour l’influence et la domination qui l’accompagnaient ont toujours rappelé aux dirigeants américains que leur propre pouvoir avait ses limites.
Comme le 21e siècle aurait dû l’indiquer clairement (mais ne l’a pas fait), ce n’était pas une mince affaire. Il semblait évident à l’époque que la puissance américaine ne pouvait être absolue. Il y avait des choses qu’ils ne pouvaient pas faire, des endroits qu’ils ne pouvaient pas contrôler, des rêves que ses dirigeants ne pouvaient tout simplement pas réaliser. Bien que personne ne l’ait jamais vu de cette façon, de 1945 à 1991, les États-Unis, comme l’Union soviétique, ont été, d’une certaine façon, » contenus « .
Ces années-là, les Russes étaient, pour ainsi dire, en train de sauver Washington de lui-même. Le pouvoir soviétique était un rappel concret aux dirigeants politiques et militaires américains que certaines zones de la planète restaient des zones interdites (sauf dans ce que l’on appelait, à l’époque, les » ombres « ).
L’Union soviétique, en bref, a sauvé Washington de la fantaisie et de l’enfer de faire cavalier seul, même si les Américains n’ont compris cette réalité qu’au niveau le plus subliminal.
Telle était la situation jusqu’en décembre 1991 quand, à la fin d’une course au pouvoir impériale de plusieurs siècles (et la course aux armements sans fin qui l’accompagnait), il ne restait plus qu’une seule puissance gigantesque sur la planète. Cela en dit long sur l’état d’esprit alors que, lorsque l’Union soviétique a implosé, la réaction initiale à Washington n’était pas le triomphalisme (bien que cela soit arrivé bien assez tôt) mais un choc profond, un sentiment d’incrédulité que quelque chose que personne n’avait prévu, prédit ou même imaginé s’était pourtant produit. Jusqu’à ce moment précis, Washington avait continué à planifier un monde à deux superpuissances jusqu’à la fin des temps.
L’Amérique sans retenue
Peu de temps après, l’élite de Washington a vu ce qui s’est passé comme, selon la formule de l’époque, « la fin de l’histoire ». Devant le naufrage de l’Union soviétique, il semblait qu’une victoire décisive avait été remportée par le pays que même ses politiciens allaient bientôt appeler « la dernière superpuissance », la nation « indispensable », l’État « exceptionnel », un pays dont on ne peut imaginer la grandeur (du moins jusqu’à ce que Donald Trump se lance dans la campagne avec un slogan insinuant que la grandeur n’était plus entièrement américaine).
En réalité, il y avait une multitude de voies possibles pour la « dernière superpuissance » à cette époque. On parlait même, quoique brièvement, d’un « dividende pour la paix » – de la possibilité que, dans un monde sans contestation des superpuissances, l’argent du contribuable soit à nouveau investi non pas dans le nerf de la guerre, mais dans celui de la paix (en particulier dans les infrastructures et le bien-être des citoyens du pays).
Cependant, un tel discours ne dura qu’un an ou deux et toujours en tonalité mineure avant d’être jeté aux oubliettes de Washington. Au lieu de cela, avec seulement quelques États » voyous » instables – comme…. la Corée du Nord, l’Irak et l’Iran – cet argent n’est jamais retourné chez lui, pas plus que la pensée qui l’accompagnait.
Imaginez la chance des rêveurs géopolitiques venant de prendre les rênes à Washington que la première guerre du Golfe de 1990-1991, qui s’est terminée moins d’un an avant l’effondrement de l’Union Soviétique, et a préparé la voie à un tout autre mode de pensée. Cette victoire éclair a conduit à un nouveau type de rêve militarisé dans lequel une armée technologiquement très avisée, comme celle qui a chassé les forces de Saddam Hussein du Koweït en si peu de temps, serait capable de faire n’importe quoi sur une planète sans une opposition sérieuse.
Et pourtant, dès le début, il y avait des signes suggérant un avenir bien plus sombre. Pour ne prendre qu’un exemple tristement célèbre, les Américains se souviennent encore de l’épisode Black Hawk Down de 1993, lorsque la plus grande armée du monde a été victime d’un seigneur de guerre somalien et de milices locales et s’est trouvée incapable d’imposer sa volonté à l’un des États les moins impressionnants de la planète (un endroit qui frustre toujours cette armée un quart de siècle plus tard).
Pourtant, dans ce monde post-1991, certains à Washington considéraient même que le XXe siècle avait perdu un autre phénomène mondial, celui des mouvements insurgés de libération nationale, généralement des rébellions de gauche, à travers ce qui avait été le monde colonial – ce même monde des empires concurrents, aujourd’hui relaté dans les livres d’histoire – et il n’avait pas disparu. Au XXIe siècle, de tels mouvements insurgés, aujourd’hui largement religieux, ou basés sur la terreur, ou les deux, offriraient une nouvelle version sinistre de l’endiguement de la dernière superpuissance.
Désenchaîner la nation indispensable
Le 11 septembre 2001, un jihadiste international du nom d’Oussama ben Laden a envoyé ses forces aériennes (quatre avions de passagers américains détournés) et ses armes de précision (19 suicidaires, principalement des saoudiens) contre trois cibles iconiques du panthéon américain : le Pentagone, le World Trade Center et sans doute le Capitole ou la Maison Blanche (ni l’un ni l’autre n’ayant été touché car l’un de ces jets s’est écrasé dans un champ en Pennsylvanie). Ainsi, en un sens, ben Laden a non seulement déchaîné un véritable enfer sur Terre, mais il a aussi libéré la dernière superpuissance.
William Shakespeare aurait eu un mot pour décrire ce qui a suivi : arrogance. Mais soyez indulgents envers les hauts fonctionnaires de l’administration Bush (et les néoconservateurs qui les ont soutenus). Il n’y avait jamais eu une telle situation : un moment unique. Une seule grande puissance seule, triomphante sur la planète Terre. Une seule superpuissance – riche comme nulle part ailleurs, son armée inégalée toujours plus high-tech, son seul véritable rival qui est en état d’effondrement – était maintenant menacée par un petit groupe djihadiste.
Pour le président Bush, le vice-président Dick Cheney et le reste de leur équipe, cela semblait être une opportunité unique. En sortant du choc du 11 septembre, de ce « Pearl Harbor du 21ème siècle », c’était comme s’ils avaient trouvé une formule magique dans les ruines de ces bâtiments emblématiques pour le contrôle ultime de la planète. En tant que secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld ordonnait à un assistant du Pentagone ce jour-là, » Allez-y. Balayez tout ça. Les choses qui y sont reliées et celles qui ne le sont pas. »
En l’espace de quelques jours, les choses reliées et non reliées étaient effectivement balayées. On a presque instantanément dit que le pays était « en guerre », et bientôt ce conflit a même eu un nom, la Guerre mondiale contre le terrorisme. Cette guerre ne devait pas être menée seulement contre Al-Qaïda, ou même contre un seul pays, l’Afghanistan gouvernée en grande partie par les talibans. Plus de 60 pays ayant déclaré avoir des « réseaux terroristes » de diverses sortes se sont retrouvés presque instantanément dans la ligne de mire de l’administration. Et ce n’était que le début de tout cela.
En octobre 2001, l’invasion de l’Afghanistan a été lancée. Au printemps 2003, l’invasion de l’Irak a suivi, et ce n’étaient là que les premières étapes de ce qui était de plus en plus envisagé comme l’imposition d’une Pax Americana au Grand Moyen-Orient.
En effet, il ne fait aucun doute que l’Iran et la Syrie suivront bientôt la voie de l’Irak et de l’Afghanistan. Les hauts responsables de Bush nourrissaient ce genre de rêves depuis que, en 1997, beaucoup d’entre eux avaient formé un groupe de réflexion (le premier à entrer à la Maison Blanche) appelé le Projet pour le Nouveau Siècle Américain et commencé à écrire ce qui était alors les fantasmes de personnalités sans rapport avec le pouvoir. En 2003, ils étaient le pouvoir lui-même et leurs rêves étaient devenus encore plus grandioses.
En plus d’imaginer une Pax Republicana politique aux États-Unis, ils rêvaient vraiment d’une future Pax Americana planétaire dans laquelle, pour la première fois dans l’histoire, une seule puissance contrôlerait, d’une manière ou d’une autre, l’ensemble de l’œuvre, la Terre elle-même.
Et ce n’était pas non plus un problème éphémère. L’ »unilatéralisme » de l’administration Bush reposait sur la conviction qu’elle pouvait réellement créer un avenir dans lequel aucun pays ou même groupe de pays ne parviendrait jamais à rivaliser ou défier la puissance militaire américaine. La Stratégie de sécurité nationale de 2002 de l’administration a posé la question sans détour : Les Etats-Unis devaient » ériger et maintenir » une armée, selon la formule employée, » au-delà du challenge « .
Ils avaient peu de doute que, face à la force destructrice la plus avancée technologiquement, la plus massive et la plus destructrice de la Terre, les États hostiles seraient » stupéfaits et impressionnés » par une simple démonstration de sa puissance, tandis que les États amis n’auraient pas d’autre choix que de suivre le mouvement. Après tout, comme l’a dit Bush lors d’une convention des vétérans des guerres étrangères en 2007, l’armée américaine était » la plus grande force de libération humaine que le monde ait jamais connue « .
Bien que l’on ait beaucoup parlé à l’époque de la « libération » de l’Afghanistan puis de l’Irak, au moins dans leur imagination, le véritable pays libéré était la superpuissance unique de la planète. Bien que l’administration Bush ait été officiellement considérée comme « conservatrice », ses principaux responsables étaient des rêveurs géopolitiques de premier ordre et leur vision du monde était tout le contraire du conservatisme. Cela ne reposait sur rien et pouvait mener à tout.
C’était tellement radical que cela aurait dû, mais ne l’a pas fait, couper le souffle du public américain ; radical d’une manière qui n’avait jamais été vue auparavant.
Étonnement et stupeur pour la dernière superpuissance
Pensez à ce que ces fonctionnaires ont fait après le 11 septembre comme étant l’acte ultime de cupidité. Ils ont essayé d’engloutir une planète entière. Ils étaient déterminés à en faire une planète qui n’avait jamais été sérieusement imaginée auparavant.
C’était, pour le moins que l’on puisse dire, une vision de démence. Même au moment où il semblait vraiment – du moins à leurs yeux – que toutes les contraintes avaient été supprimées, une administration de véritables conservateurs aurait pu hésiter. Ses hauts responsables auraient pu, au moins, aborder la situation post-soviétique avec un minimum de précaution et de modestie.
Mais pas George W Bush, Dick Cheney, Donald Rumsfeld et consort. Face à ce qui semblait être l’ultime possibilités, ils se sont avérés incapables d’envisager que quelqu’un sur Terre puisse avoir une chance de les contenir.
Même parmi leurs détracteurs, qui aurait pu imaginer que, plus de 16 ans plus tard, après n’avoir affronté que des ennemis peu armés de toutes sortes , toujours aussi riches, toujours avec un financement militaire que les sept pays voisins n’auraient pu égaler au cumul, les Etats-Unis n’auraient littéralement rien gagné ?
Qui aurait pu imaginer que, contrairement à tant de puissances impériales précédentes (y compris les Etats-Unis de la première guerre froide), il n’aurait pu établir de contrôle sur rien du tout ; qu’au lieu de cela, de l’Afghanistan à la Syrie, l’Irak jusqu’en Afrique profonde, il se retrouverait dans un état de « guerre infinie » et de frustration totale sur une planète remplie d’États en faillite, de villes détruites, de personnes déplacées et de gouvernements « populistes » de droite, dont celui de Washington ?
Qui aurait pu imaginer qu’avec un dividende de paix plus tout à fait concevable, ce pays se serait trouvé non seulement en déclin, mais – un nouveau terme est nécessaire pour saisir l’essence de ce moment singulier – dans ce que l’on pourrait appeler le déclin de soi ?
Oui, une nouvelle puissance, la Chine, se soulève enfin – et ce, sur une planète qui semble être en train de s’effondrer. Voici donc une conclusion que l’on peut tirer du quart de siècle et plus où l’Amérique était à la fois déchaînée et en grande partie seule.
La Terre est certes un petit orbe dans un vaste univers, mais l’histoire de ce siècle suggère une réalité au sujet de laquelle les dirigeants américains se sont avérés complètement ignorants : Après tant de siècles de lutte impériale, cette planète reste encore trop grande, trop disparate, trop exigeante pour être contrôlée par une seule puissance. Ce que l’administration Bush a fait, c’est simplement prendre une bouchée de trop et le résultat a été une sorte d’indigestion nationale (et planétaire).
Malgré ce à quoi cela ressemblait à Washington à l’époque, la disparition de l’Union soviétique ne s’est pas du tout révélée être un cadeau, mais un désastre de premier ordre. Elle a enlevé tout sens des limites à la classe politique américaine et a conduit à une histoire de cupidité à l’échelle planétaire. Dans le processus, elle a également mis les États-Unis sur la voie de l’autodéclin.
L’histoire de la cupidité à notre époque n’a pas encore été écrite, mais quelle histoire cela fera un jour. L’avidité de ces rêveurs géopolitiques s’y croiseront avec l’avidité de 1% toujours plus riche, toujours plus doré, des milliardaires qui se préparaient à avaler tout le système politique de cette dernière superpuissance et à s’emparer de tant de richesses de la planète, laissant si peu pour les autres.
Qu’il s’agisse de l’envie de contrôler la planète militairement ou financièrement, ce qui s’est passé au cours de ces années pourrait, en fin de compte, aboutir à la ruine d’un genre historique. Pour reprendre une phrase populaire des années Bush, il se peut qu’un de ces jours, nous, Américains, soyons confrontés à un « petit changement de régime » à l’échelle planétaire. Quel étonnement et quelle stupeur cela risque d’être.
Nous tous, bien sûr, nous vivons maintenant sur la planète que les hommes de Bush ont essayé d’engloutir. Ils nous ont laissés dans un monde de guerre infinie, de dommages sans fin, et dans l’Amérique de Donald Trump où l’ignorance a été élevée en un nouveau pouvoir.
par Tom ENGELHARDT
source:https://www.strategic-culture.org/news/2018/06/18/how-last-superpower-was-unchained.html
traduction: Pascal, revu par Martha pour Réseau International
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