Depuis 2014, le rapprochement entre Moscou et Pékin semble évoluer vers une véritable alliance. Comment la Russie et la Chine concilient-elles leurs intérêts nationaux qui sont, pourtant, loin d’être identiques ? S’agit-il d’une simple répétition de cette brève période de l’« amitié » des années 1950 qui s’est terminée par un conflit frontalier ?
En juin 2018, Vladimir Poutine, fraîchement réélu au poste de président de la Russie, s’est rendu à Pékin pour rencontrer son homologue chinois et participer au sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghaï à Qingdao. Cette visite, organisée en parallèle du sommet du G7 au Québec, a été présentée par les médias russes et chinois comme une illustration parfaite des nouvelles relations sino-russes susceptibles désormais, selon Xi Jinping, de servir de modèle de coexistence harmonieuse aux pays majeurs et aux nations voisines. En effet, depuis 2014, la crise autour de l’Ukraine et la détérioration rapide et visiblement irréversible des relations entre la Russie et l’Occident ont donné à ce rapprochement un air beaucoup plus géopolitique et durable, qui n’est pas sans rappeler la période de l’« amitié sino-soviétique » des années 1950. D’ailleurs, les références à cet épisode historique sont fréquemment utilisées par Vladimir Poutine et Xi Jinping dans leurs discours publics, s’inscrivant ainsi dans l’effort officiel des deux pays pour mettre en avant les « souvenirs glorieux » et occulter les pages sombres de l’histoire commune.
L’intensité accrue des contacts officiels semble également confirmer l’impression que les deux pays vivent une « nouvelle lune de miel » : depuis son arrivée au pouvoir, en 2013, Xi Jinping a visité la Russie six fois et, au total, a rencontré Vladimir Poutine à une vingtaine d’occasions. En parallèle, la coopération économique sino-russe se diversifie et inclut désormais des projets d’importance stratégique pour le développement national des deux pays. Pourtant, tous les facteurs qui, jusqu’en 2014, freinaient l’émergence d’un véritable partenariat sino-russe tous azimuts et poussaient le Kremlin à adopter une attitude très prudente envers la Chine n’ont pas disparu. La faiblesse économique de la Russie face à l’économie chinoise en pleine croissance, le déséquilibre structurel du commerce bilatéral en faveur de la RPC, la disparité démographique le long d’une frontière de plus de 3000 km, la méfiance réciproque alimentée par le passé commun tumultueux, sont autant de préoccupations qui continuent à miner les perspectives de ce nouveau rapprochement.
La place de la Russie au sein du projet chinois des « nouvelles routes de la soie »
L’un des résultats les plus surprenants du rapprochement sino-russe est l’adhésion de plus en plus active de Moscou au projet chinois Belt and Road Initiative (BRI) (1) qui vise à créer un réseau d’infrastructures terrestres et maritimes pour relier la Chine à l’Europe occidentale. Cet ambitieux programme d’intégration économique devrait à terme assurer une meilleure circulation de biens, de capitaux et de personnes à travers l’Eurasie sous l’impulsion de Pékin. Au début, cette initiative a été accueillie avec beaucoup d’anxiété à Moscou, qui ne l’a pas vue comme une opportunité économique, mais plutôt comme un défi, car il semblait concurrencer directement les intérêts russes en Asie centrale. En effet, le Kremlin ne peut pas ignorer que, depuis quelques années, la Chine est devenue le principal partenaire commercial de tous les pays centre-asiatiques en investissant des sommes considérables dans l’exploitation de leurs ressources naturelles et en inondant leurs marchés de produits « made in China ». Ce développement des échanges commerciaux s’est fait au détriment de la Russie, qui ne possède pas de moyens financiers pour contrer efficacement l’augmentation de la présence chinoise en Asie centrale, une tendance qui pourrait se renforcer avec la mise en œuvre de la BRI. Cette éventualité inquiétait beaucoup la Russie, qui redoutait le déclin rapide de son influence politique dans cette région, considérée par Moscou comme l’un des maillons du périmètre de sa sécurité nationale. Mais l’isolement croissant de la Russie sur la scène internationale à la suite de la crise ukrainienne a poussé le Kremlin à revoir sa position et à envisager une coopération plus étroite avec la Chine dans ce cadre.
Toutefois, les modalités de la participation russe à cette initiative chinoise restent floues. Comment la Russie peut-elle contribuer à la BRI et, surtout, que peut-elle y gagner en le faisant ? Les réponses à ces questions ne sont pas évidentes car, malgré de nombreuses déclarations officielles volontaires, à Moscou comme à Pékin, les résultats concrets de la collaboration sino-russe au sein de la BRI ne sont pas encore visibles. Plusieurs projets ont été évoqués lors des rencontres officielles bilatérales : la modernisation du Transsibérien, la construction de l’autoroute reliant le Xinjiang chinois à la Finlande en passant par le territoire russe, la construction du nouveau port à Arkhangelsk. Mais tous demandent des capitaux colossaux que la Russie ne possède pas et que la Chine ne promet pas de fournir, étant donné la rentabilité fort incertaine de ces projets. Ainsi, à l’été 2017, Pékin avait annoncé qu’elle allait construire une ligne ferroviaire à grande vitesse pour relier la Chine à l’Allemagne via le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie et la Pologne. Présenté en grande pompe à Moscou, ce projet « Eurasie », envisagé dans le cadre de la BRI, a été discrètement abandonné quelques mois plus tard (2).
En Asie centrale, la coopération sino-russe semble mieux s’organiser. Pour réconcilier leurs intérêts nationaux dans cette région, Moscou et Pékin ont décidé de combiner la BRI avec l’initiative russe de l’Union économique eurasiatique (UEE). Cette dernière, qui regroupe la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan et le Kirghizstan, est la plus récente des tentatives russes de promouvoir l’intégration économique entre la Russie et les anciennes républiques soviétiques. Bien que l’UEE poursuive des objectifs économiques en apparence similaires à ceux de la BRI, elle ne peut pas réellement les concurrencer. En effet, l’UEE se construit autour de la Russie, qui en est l’acteur et moteur central, tant politique qu’économique. Le mauvais état de l’économie russe et ses faiblesses structurelles minent donc de l’intérieur les perspectives et la portée réelle de ce projet d’intégration régionale.
Le « raccordement » de la BRI à l’UEE devrait en principe atténuer la question de la rivalité sino-russe en Asie centrale et permettre à tous les acteurs d’y trouver leur compte, si l’on en croit les communiqués officiels conjoints. En réalité, la Russie et la Chine ne semblent pas avoir la même vision des objectifs et des finalités de ce « raccordement ». À Moscou, on imagine que l’UEE va jouer un rôle d’intermédiaire dans les négociations entre les pays d’Asie centrale et la Chine, de pôle politique et économique indépendant au sein de la BRI. À Pékin, on considère l’UEE plutôt comme un prolongement de l’initiative chinoise, dont le rôle principal est de promouvoir les objectifs de la BRI. Ainsi, bien que le « raccordement » de ces deux projets ait été décidé en mai 2015, rien n’a été fait depuis pour créer une structure organisationnelle conjointe, capable de coordonner le travail des différents organismes russes et chinois impliqués.
Olga V. Alexeeva
Par Regardsurlafrique Avec areion24.news
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