Sa parole est rare. C’est la première fois qu’il s’exprime dans un long entretien depuis sa prise de fonction à l’été 2021. Le général Thierry Burkhard est l’invité exceptionnel de RFI et France 24. La guerre en Ukraine, le retrait des forces françaises du Mali, le chef d’état-major des armées répond aux questions de Franck Alexandre (RFI) et Armelle Charrier (France 24).
On voit que les Russes sont allés à Kiev, leur offensive est allée extrêmement vite… Est-ce que cela vous a surpris, vous, qui êtes un spécialiste ?
Vous avez raison, la guerre est de retour en Europe, pour la première fois depuis 1945. Depuis 1945, pour la première fois, un État attaque un autre État et cherche à le soumettre à sa volonté. Je pense que c’est bien évidemment quelque chose que l’on doit bien observer… Et pour moi, il y a deux réflexions qui me viennent. C’est, tout d’abord que cela montre bien le rapport de force, la force est de nouveau un mode de règlement des conflits. C’est la première chose. La deuxième chose qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’en fait, manifestement, pour faire la paix, il faut être deux. Pour faire la guerre, un seul suffit. On ne doit pas l’oublier.
On avait rappelé aussi qu’on a eu une grande période de paix et on avait oublié la guerre. Est-ce que vous avez l’impression que cette situation que l’on voit aujourd’hui risque de déborder ? Et en France, est-ce que, quelque part, les soldats sont prêts ? Est-ce qu’on est réactif à ce genre de situation ?
La guerre, effectivement, est quelque chose qui ne concerne pas seulement l’armée ou les armées. C’est quelque chose qui concerne la nation entière et en particulier l’importance de l’esprit de défense. Donc on voit bien que c’est quelque chose à laquelle tout le monde doit se préparer. Ça, c’est la première chose.
La guerre, effectivement, est quelque chose qui ne concerne pas seulement l’armée ou les armées. C’est quelque chose qui concerne la nation entière et en particulier l’importance de l’esprit de défense. Donc on voit bien que c’est quelque chose à laquelle tout le monde doit se préparer. Ça, c’est la première chose.
La deuxième chose – le rôle des armées -, pour moi il y a deux volets. Il y a un volet qui est protégé des Français contre la dangerosité du quotidien, plus probablement, d’ailleurs, contribuer à protéger les Français contre la dangerosité du quotidien. La dangerosité du quotidien ce sont les attaques terroristes, c’est la crise sanitaire, ce sont les catastrophes climatiques ou écologiques. Le deuxième volet, qui est bien plus dimensionnant, mais néanmoins qui est l’autre volet, c’est bien évidemment protéger les Français contre la dangerosité du monde. Et en fait, là-dedans on y trouve la guerre qui est un peu l’affrontement utile.
Ce que l’on comprend également, c’est qu’il faut qu’on mette en place une nouvelle grille de lecture stratégique, pour bien analyser la conflictualité aujourd’hui et ce qui se passe dans le monde. Et au-delà de paix-crise-guerre sur lequel on a vécu depuis la fin de la Guerre froide, je pense qu’on n’est plus totalement adaptés. Et aujourd’hui, la grille de lecture stratégique qu’on essaie de mettre en place pour analyser – pas pour imposer aux autres – est plutôt quelque chose qui tourne autour de compétitions, contestations et affrontements, et qu’en fait, la phase de compétition est quelque chose qui est permanente. Pour les armées, aujourd’hui – pour l’armée française -, l’objectif est bien de gagner la guerre, avant la guerre. C’est-à-dire, de réussir à imposer sa volonté à l’adversaire, dès la phase de compétition. Ceci, pour éviter d’aller à l’affrontement. Mais que, pour réussir à gagner la guerre avant la guerre, il faut être crédible et donc disposer d’une armée qui est prête à aller à l’affrontement.
Justement, mon général, on voit bien que la guerre de haute intensité est possible en Europe. Est-ce qu’on est prêts ? Est-ce qu’on a assez de munitions ? Je pense à ce récent rapport parlementaire qui indique que, dans un conflit de haute intensité, notre aviation de chasse resterait cloué au sol au bout de quelques jours seulement, faute de missiles.
Je pense qu’il faut bien comprendre que la France fait partie de l’Otan. Elle fait partie de l’Otan, elle fait partie de l’Union européenne. L’Otan est une organisation de défense collective qui est fondée sur la solidarité stratégique entre l’ensemble de ses membres. C’est quelque chose qui est très importante. L’idée n’est pas de faire la guerre tout seul. C’est, bien évidemment, de faire la guerre ensemble et d’être capables de se protéger entre nous. Dans ce cadre-là, la France contribue pleinement à la solidarité de l’alliance, est un allié qui est fiable, qui est crédible et qui est solide. Donc ça, c’est quelque chose de très important à comprendre.
L’Otan, justement… On annonce qu’un contingent français pourrait arriver plus vite que prévu en Roumanie, sur le flanc Est de l’Union européenne. Il s’agit d’envoyer un message clair à Moscou, également, dans cette partie de l’Union européenne ?
Dans ce que vous décrivez, c’est bien évidemment face à l’Est, mais c’est surtout l’expression de la solidarité stratégique entre les membres de l’Otan. Et vous évoquez le cas de la Roumanie, effectivement, qui est un peu à proximité immédiate de la situation de guerre que connaît l’Ukraine et donc l’Otan a décidé de renforcer sa présence, d’envoyer un signe très clair de solidarité stratégique, de positionner des forces en Roumanie. Et la France, qui est actuellement contributeur majeure de la Force de réaction rapide de l’Otan, effectivement, s’est portée volontaire. A dit : je suis capable de le faire, je suis prête à faire… d’assurer le rôle de nation cadre – c’est-à-dire de pays leader -, pour déployer un bataillon en Roumaine. Prochainement, on va déployer environ 500 hommes, avec des véhicules blindés, des engins de combat, pour apporter un soutien à la Roumanie, mais aussi apporter le message d’une solidarité stratégique de l’ensemble des membres de l’Otan.
Il n’y a pas que sur le flanc Sud, il y a étalement la réalité de ce qui se passe sur le flanc Est, en particulier dans les pays baltes. Depuis 2017, la France est présente en Estonie, où on a déjà l’Opération Linx – une force de présence avancée -, au profit de l’Otan, dans le cadre de l’Otan, mais là aussi, en expression d’une solidarité stratégique extrêmement forte, avec l’Estonie. L’Estonie, qui est un partenaire majeur, un des premiers pays qui s’est engagé avec nous, en BSS, à nos côtés, d’abord, dans Barkhane, aujourd’hui dans Takuba. Et donc, au titre de la situation que connaît aujourd’hui l’Otan, la situation de crise et la situation de guerre en Ukraine, il a été décidé de maintenir nos dispositifs. On devait normalement être levés au mois de mars et on va maintenir un dispositif. On va maintenir une compagnie – environ 200 à 250 militaires – avec des blindés. Ce sera une compagnie de chasseurs alpins habitués, équipés, aguerris pour combattre en milieu de grand froid.
On va également déployer en *avance de phase* quatre chasseurs, des Mirage 2000, qui vont se superposer avec le dispositif de patrouille aérienne qui est disposée. Là aussi, pour envoyer un signal très, très clair, de solidarité stratégique vis-à-vis de l’Estonie, mais aussi un signal de fermeté et sans ambiguïté, vis-à-vis de la Russie.
AC: On a aussi, pour la première fois, Vladimir Poutine qui a menacé d’arme nucléaire. Il a parlé effectivement de cette question-là… Est-ce qu’aujourd’hui, la posture française doit s’appuyer par rapport à sa déclaration ?
Je reviens à ce que j’ai dit, c’est la solidarité stratégique. L’organisation de défense collective est quelque chose qui permet de prendre en compte l’ensemble de ces menaces et de disposer et d’afficher un message extrêmement clair. Vous avez entendu, comme moi, le ministre des Affaires étrangères monsieur Le Drian, qui a expliqué que l’alliance est une alliance nucléaire. L’Otan est une alliance nucléaire, la France dispose de l’arme nucléaire… Tout ceci fait partie du dialogue stratégique et la France est prête à assumer sa responsabilité.
Ces dernières semaines, on a vu le renseignement américain rendre publiques des informations nous expliquant ce qui allait se dérouler en Ukraine. C’est un exemple à suivre ?
C’est un exemple à suivre. En tout cas il faut bien analyser. En fait, la mise en place du dispositif russe autour de l’Ukraine a été quelque chose qui a été visible, massif, progressif… La stratégie américaine et la stratégie des pays occidentaux a été de dénoncer cette présence qui était en train de monter, de dénoncer pour dissuader la Russie. C’est quelque chose qui manifestement n’a pas suffi, mais c’était aussi quelque chose qui visait à informer et à bien faire prendre en compte la réalité de cette menace-là. Et je pense que, si aujourd’hui, la condamnation est aussi unanime dans le monde entier contre l’agression russe en Ukraine, c’est aussi le résultat de cette dénonciation publique qui a été faite. Donc c’est quelque chose d’extrêmement important, d’agir dans le champ de perception, pour dissuader, au moins pour, ensuite, condamner l’agression qui a été réalisée.
On va passer à un autre théâtre d’opération, c’est le Sahel. Les Russes sont présents. On a les instructeurs, on a des mercenaires qui sont sur place… On demande aujourd’hui à la France de quitter le Mali. Six mois, nous demande-t-on… Les Maliens, eux, veulent qu’il y ait moins de délai. Est-ce que vous craignez qu’il y ait des tentatives de déstabilisation qui soient mises en place, aussi bien du côté russe que du côté malien ?
Six mois, c’est le délai que j’estime nécessaire pour pouvoir quitter le Mali et nous réarticuler en bon ordre et en sécurité. Donc c’est comme ça qu’on va le faire, on va conduire notre manœuvre en bon ordre et en sécurité. Cette réarticulation, bien évidemment, d’un point de vue logistique c’est quelque chose d’extrêmement lourd et extrêmement complexe. Vous connaissez ce théâtre, avec des *angulations* énormes, un terrain qui est extrêmement abrasif, des voies de communication qui sont très aléatoires… Donc en soi, cela constitue déjà un défi logistique et aussi un véritable défi sécuritaire, puisque bien évidemment, les groupes armés terroristes sont encore présents, il va donc falloir se désengager en sécurité… Donc il y a également – oui, possiblement – des manœuvres de déstabilisation qui peuvent être conduites, vous l’avez dit. On a actuellement le groupe Wagner, un groupe de mercenaires qui est déployé en accord avec les autorités maliennes, et qui, bien évidemment, cherche… Va chercher à nous compliquer la tâche. Donc c’est cela qu’on va devoir prendre en compte. Je pense que néanmoins c’est quelque chose qui est à notre portée, il faudra être extrêmement vigilants… Mais la réarticulation va se conduire dans ce délai-là, en ordre et en sécurité.
Quel bilan faites-vous aujourd’hui de l’opération Barkhane ?
Tout d’abord, l’opération Barkhane, il ne faut pas oublier que c’est l’engagement des armées. Et quand il y a engagement des armées en opération, on peut avoir des pertes et en payer le prix. C’est ce qui s’est fait. Aujourd’hui, on a cinquante-neuf militaires français qui sont morts en opération, dans l’exécution de leur mission. Bien évidemment, je pense d’abord à eux, je pense à leurs frères d’armes, je pense à leur famille, je pense également aux blessés qu’on a eus. Ceci, pour conduire une opération de lutte contre le terroriste, qui a été lancée à la demande de l’État malien.
C’est l’opération Serval, qui s’est engagée en 2013, et qui évite clairement la chute du gouvernement malien, qui sauve Bamako. Ensuite, c’est l’opération Barkhane, qui vise à poursuivre la lutte contre le terrorisme, non seulement au Mali, mais également au Niger, au Burkina Faso, au Tchad et en coordination avec la Mauritanie. C’est ça, le résultat de l’opération Barkhane. Et c’est finalement des groupes armés terroristes qui ont été contrés, qui n’ont pas réussi à développer leur efficacité.
Ce qu’il faut bien comprendre en termes de bilan, aujourd’hui, je pense que la réalité c’est que, finalement, les autorités politiques maliennes n’ont pas été capables de saisir l’opportunité politique qui était ouverte, offerte, par la présence de Barkhane et par le climat sécuritaire qu’elle s’est évertuée à faire —. Rien n’a été fait. Rien n’a été fait, pas de retour de la gouvernance au Nord, pas de mouvements, de geste d’apaisement du Nord vers le Sud, pas de développement, pas de retour de l’État… C’est cela, en fait, la difficulté qu’a rencontré l’opération Barkhane.
On ne peut pas ignorer le sentiment anti-Français qui prospère… Est-ce que finalement la communication n’a pas été votre talon d’Achille ?
C’est vrai qu’on a un vrai sujet dans la guerre des perceptions. Au-delà de la guerre des perceptions sur laquelle je reviendrai, je pense que ce dont il faut bien être conscient, c’est que la guerre contre le terrorisme ne peut être gagnée que par les armées africaines. C’est quelque chose qui est assez simple à comprendre. Comment voulez-vous qu’un paysan, dans un village malien, pense que finalement un soldat français ou un soldat suédois de la force Takuba restera plus longtemps que le terroriste qui est dans la région ? Non ! Celui dont il peut penser qu’il restera plus longtemps que les terroristes – au moins aussi longtemps – c’est son armé. C’est l’armée de son pays ! Et donc cela montre bien pourquoi les armées africaines ce sont elles qui doivent mener le combat contre les terroristes. Pour la communication, c’est de la même manière. C’est la même sorte de réflexion. Pour l’armée française, il est important de conserver le soutien de la population française. Globalement, la population française soutient l’opération Barkhane, même si, au fil des ans, forcément c’est quelque chose qui peut s’éroder.
En revanche, la communication pour convaincre les Maliens, pour convaincre les Nigériens, pour convaincre les Burkinabè, que les soldats français sont là et sont acceptés par le pays, elle doit être conduite par les armées locales et par les gouvernements locaux. Et s’ils veulent que l’armée française soit là pour les appuyer, pour les aider à prendre *leur autonomie*, c’est eux qui doivent savoir convaincre leur population ! Et d’ailleurs, c’est eux qui le peuvent. Ce n’est pas la communication française qui est capable d’expliquer aux Maliens pourquoi nous sommes au Mali, pourquoi nous sommes au Mali à la demande de leur gouvernement. Ils doivent également prendre leur responsabilité dans ce domaine-là.
La lutte contre le terrorisme va se poursuivre, a dit le président de la République. Evidemment, elle se poursuit au Sahel, même si c’est loin, même si on a l’Ukraine à côté… Quel dispositif vous allez mettre en place ? Comment est-ce que vous allez faire ?
Je pense que c’est là le défi, aujourd’hui, auquel on est confronté. Bien évidemment, il s’agit de réarticuler la force, de conduire, de poursuivre la lutte contre le terrorisme, non plus à partir du territoire malien, mais essentiellement à partir de deux pays pivots que sont le Niger et le Burkina Faso. Il faut aussi qu’on développe considérablement notre appui, et très rapidement, au profit des pays du golfe de Guinée, qui commencent déjà à être soumis à la pression des groupes armés terroristes qui descendent vers le Sud.
Néanmoins, il faut qu’on soit capables de revoir, de rénover, d’imaginer, une nouvelle manière de travailler avec les pays africains. C’est quelque chose qui est fondamentale. Et pour cela, il nous faut un peu de temps. Donc c’est un peu trop tôt pour que je vous donne le plan exact avec lequel on va se redéployer et se réarticuler. Si j’avais déjà le plan, objectivement, c’est que je n’aurais travaillé, ni avec les partenaires européens, ni avec les partenaires africains. Or, notre objectif aujourd’hui, c’est de coréfléchir et de coconstruire nos dispositifs de demain. Donc le temps qu’on va mettre à se désengager ce sont des travaux qui vont être conduits et qui ont déjà été lancés avec nos partenaires européens, avec nos partenaires africains, pour avoir, pour inventer – je pense qu’il y a un vrai sujet, un vrai défi – d’inventer une nouvelle manière d’être présents aux côtés, avec les pays africains, pour combattre le terrorisme.
C’est donc la fin des grandes Opex, des grands opérations extérieures en Afrique ?
On ne décide pas toujours de la durée des Opex. Mais vous avez raison, dans le monde, aujourd’hui, avec les nouveaux types de conflictualités où il est nécessaire de prendre les choses de manière beaucoup plus stratégique, je pense que les opérations qui durent longtemps sont quelque chose qui, en particulier dans le champ des perceptions, sont difficiles à maintenir à un bon niveau. C’est aussi, probablement, la nécessité de mieux travailler, de mieux identifier ce dont ont besoin les pays africains, pour que, le plus vite possible, ils soient capables de manière autonome, en toute indépendance, avec notre appui, de conduire la lutte. Donc il faut que l’on soit beaucoup plus vigilants sur la durée de nos engagements, avec des opérations qui doivent être plus séquencées, plus rapides et s’enchaîner mieux.
La formation, le monitoring et plus nécessairement des soldats en première ligne ?
Les soldats français doivent continuer à accompagner les pays africains. Mais comme je vous l’ai dit, en particulier dans la guerre contre le terrorisme, ce combat-là doit être conduit. Et il le doit, car ce sont les armées africaines qui peuvent gagner contre le terrorisme.
RSA avec RFI, Texte par :Franck Alexandre | Armelle Charrier
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