Les coups du sort pas si simples permettent toujours à certaines villes de marquer l’Histoire d’une manière ineffable. Yalta. Bretton Woods. Bandung – un incontournable de la décolonisation en 1955. Et maintenant Kazan.
Le sommet des BRICS qui s’est tenu à Kazan, capitale du Tatarstan, sous la présidence russe, a été historique à plus d’un titre. Il a été suivi avec beaucoup d’attention par l’ensemble de la Majorité mondiale et avec perplexité par une grande partie de l’ordre occidental en déclin.
Il n’a pas changé le monde – pas encore. Mais Kazan devrait être considérée comme la gare de départ d’un voyage en train à grande vitesse vers le nouvel ordre multinœudal émergent. La métaphore était également spatiale : les pavillons de la «gare» du centre d’exposition de Kazan, qui accueillait le sommet, étaient simultanément reliés à l’aéroport et au train aéro-express menant à la ville.
Les effets des BRICS 2024 à Kazan seront perceptibles pendant les semaines, les mois et les années à venir.
Le sommet des BRICS à Kazan a marqué la fin de la domination du G7 sur le monde. Les règles anglo-saxonnes qui organisaient les relations internationales seront progressivement remplacées par les engagements pris par chacun qui devront désormais être respectés. Cette révolution nous ramène aux tentatives de la Russie et de la France, en 1899, de fonder un droit international, mises à mal par la Conférence de l’Atlantique et le duopole États-Unis/Royaume-Uni.
Les BRICS marquent l’histoire
Le XVI° sommet des BRICS élargis s’est tenu à Kazan (Russie), du 22 au 24 octobre 2024. Outre les neuf chefs d’État et de gouvernement déjà membres de cette organisation, onze autres y ont assisté, et une vingtaine d’États supplémentaires ont déposé leur demande d’adhésion.
Cet évènement est l’aboutissement de la stratégie initiée en 2009 par le président brésilien, Luiz Inácio Lula da Silva, le président du gouvernement russe, Vladimir Poutine, le Premier ministre indien, Manmohan Singh, et le président chinois, Hu Jintao. Ces quatre hommes avaient imaginé des relations internationales, fondées sur la charte des Nations unies, permettant à chaque pays de se développer. Il ne s’agissait pas pour eux de se dresser contre l’impérialisme occidental du G8 (dont la Russie était membre jusqu’au coup d’État occidental du Maïdan), mais d’explorer une autre voie, sans les Anglo-Saxons.
Vladimir Poutine a joué un rôle central dans la création de cet organe de coopération économique comme le tsar Nicolas II l’avait joué dans l’invention du droit international, en 1899. C’est lui qui a organisé le premier sommet à Iekaterinbourg, même si c’est le président Dmitri Medvedev qui y représentait la Russie.
Dans une interview à l’occasion du sommet de Kazan, Vladimir Poutine, citant les propos du Premier ministre indien, Narendra Modi, a réaffirmé que «les BRICS ne sont pas une organisation antioccidentale, mais non-occidentale».
Dans leur déclaration finale, les chefs d’État et gouvernement abordent quatre sujets distincts :
- Le Multilatéralisme ;
- La Coopération pour la stabilité et la sécurité ;
- La Coopération économique et financière ;
- Les Échanges interpersonnels.
Remarques sur ce sommet
Ce sommet s’est tenu alors que le monde assiste en direct à un nettoyage ethnique israélien, d’abord à Gaza, puis au sud du Liban. Simultanément, l’opération militaire spéciale russe visant à appliquer en Ukraine la résolution 2202 du Conseil de sécurité (les accords de Minsk) tourne au profit de Moscou. L’armée ukrainienne ne passera pas l’hiver et les «mesures coercitives unilatérales» occidentales ont toutes échoué. Désolé, d’un point de vue de la «guerre des civilisations», les arabes de Gaza et les russes d’Ukraine menacent l’Occident et doivent être éliminés.
La participation aux BRICS apparaît donc comme une révolte contre l’Ordre mondial anglo-saxon. On ne peut donc qu’être déçu par le recul du président brésilien, Luiz Inácio Lula da Silva, qui n’a pas osé venir à Kazan et s’est fait représenter par son ministre des Affaires étrangères, Mauro Vieira. Le Brésil est pourtant membre fondateur des BRICS. Cependant, il est vrai que le Brésil est impliqué puisqu’il assure la présidence de la Nouvelle banque de développement. Celle-ci est présidée par l’ancienne présidente Dilma Youssef qui avait été renversée lors d’une opération téléguidée par les États-Unis et Israël.
La même remarque doit être faite à propos du refus, au dernier moment, du prince Mohammed Ben Salmane d’Arabie saoudite de prendre parti pour l’un ou l’autre camp et de se rendre à Kazan, alors même que son allié privilégié, les Émirats arabes unis, sont désormais membres des BRICS et que leur président, cheikh Mohammed ben Zayed Al Nahyane, était présent.
La Russie avait choisi pour héberger ce sommet Kazan, capitale du Tatarstan, car cette ville dynamique illustre à la fois l’intégration des musulmans à la Fédération de Russie et la capacité de Moscou à déléguer ses pouvoirs.
Au plan économique, le sommet a avancé dans la dédollarisation du commerce international. Les BRICS se dirigent vers un étalon monétaire numérique. Ont été évoquées des pistes vers une autorité fiscale commune, celles d’un tribunal pour l’arbitrage des litiges économiques entre pays membres, ou encore l’idée d’une bourse aux céréales. Également la possibilité d’établir une infrastructure indépendante de règlements et de dépôts transfrontaliers, «BRICS Clear». Enfin, les BRICS avancent dans l’élaboration d’un système de carte de paiement dénommé «BRICS Pay», présenté lors du sommet de Kazan. Son fonctionnement paraît relativement classique : la carte «BRICS Pay» devrait permettre de régler des paiements en devise nationale via l’utilisation d’un QR-code en débitant un
portefeuille électronique alimenté via une application éponyme, en y rattachant une carte bancaire Visa, MasterCard ou Mir. Le problème est de conserver une souveraineté complète tout en participant à une monnaie collective.
Le sommet a surtout montré, au plan politique, en présence du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, que les BRICS rejettent les changeantes règles occidentales, fixées par le G7 à la tête du client, et lui préfèrent le respect de la parole donnée, c’est-à-dire le droit international. Les pays du «Sud global» (par opposition à «l’Occident collectif») ont une conscience aigüe des engagements et traités signés par les Anglo-Saxons et violés sans vergogne par eux. Les Occidentaux considèrent en effet qu’au nom de la démocratie, un chef d’État ou de gouvernement élu peut ne pas se sentir obligé par la signature de ceux qui l’ont précédé, tandis que les autres États, qu’ils soient à leurs yeux illibéraux ou dictatoriaux, ont l’obligation de le faire. Par exemple, Donald Trump a laissé tomber le JCPOA (accord sur le nucléaire iranien) que son prédécesseur, Barack Obama, avait longuement négocié. Ou Joe Biden ne s’est pas considéré comme engagé par deux documents signés par son ami Barack Obama, ni par celui d’Istanbul (19995), ni par la résolution 2202 (2015) sur les accords de Minsk. Il prétend donc que la Russie a envahi l’Ukraine et viole la Charte des Nations unies, alors que de nombreux textes ultérieurs montrent que la Russie est la seule à en avoir suivi tous les principes à la lettre.
Le FMI vient de revoir ses modes de calculs et de placer le PIB russe en parité de pouvoir d’achat en quatrième position derrière celui de la Chine, des États-Unis et de l’Inde. Il a donc brusquement augmenté de 23 % et quitté la 48° place où il se morfondait. Cependant, au-delà des réalités économiques (les BRICS représentent 37 % du PIB mondial et 45% de l’humanité, tandis que le G7 ne représente plus que 29% du PIB et 10 % de la population mondiale), ce sommet a ouvert les yeux de nombreux malvoyants. Le monde a basculé. Il n’est plus dominé par Washington et Londres.
Regard Sur l’Afrique et Thierry Meyssan
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