La militante originaire de l’Extrême-Nord a créé en 1998 l’association Aldepa, qui œuvre à la scolarisation des filles et vient en aide aux femmes victimes de violences.
Marthe Wandou est une grande femme. Sa haute taille et son tempérament de meneuse l’avaient imposée au lycée comme capitaine de l’équipe basket-ball, jusqu’à la faire vice-championne aux Jeux scolaires du Cameroun. Quarante ans plus tard, le même caractère bien trempé et son infaillible enthousiasme lui valent de recevoir, mercredi 1er décembre à Stockholm, le prix Nobel alternatif.
Une récompense internationale pour cette juriste et militante camerounaise des droits des femmes, dont le travail auprès de filles de son pays depuis presque vingt-cinq ans a retenu l’attention de la fondation suédoise Right Livelihood.
La discrétion de Marthe Wandou est telle que beaucoup, au Cameroun, méconnaissent son action, à l’exception de ses compatriotes du Nord et de l’Extrême-Nord. Pourtant, depuis 1998, dans ces deux régions les plus peuplées et les plus pauvres du pays, pas moins de 50 000 filles ont pu bénéficier de l’aide de son association, l’Aldepa, qui rayonne à partir de la ville de Maroua. Mais il ne faut pas se fier à sa réserve apparente ni à son calme. « Elle est animée par une véritable urgence, assure Rachel Aminatou, qui a cofondé avec elle l’association. Elle n’est jamais tranquille. »
Toute la communauté
Aldepa ? Un drôle de nom qui dit tout : Action locale pour un développement participatif et autogéré. Ses équipes vont chercher les fillettes dans leur foyer et convainquent pères, frères et maris de les envoyer à l’école, et de les y maintenir le plus longtemps possible. Une scolarisation qui a pour vertu, outre l’alphabétisation, de retarder les mariages et les grossesses précoces.
« Une enfant de 13 ans n’est pas capable de satisfaire son époux, ni socialement ni sexuellement. Les hommes doivent le comprendre, précise simplement Marthe Wandou, sans se départir de son sourire. Leur faire faire des enfants à cet âge a des conséquences tragiques. » En théorie, les mariages précoces sont interdits au Cameroun, mais une fille sur deux est encore mariée avant ses 18 ans. Un angle mort pour la justice puisqu’il s’agit le plus souvent d’unions coutumières.
A force de sensibilisation, de pédagogie et d’actions concrètes, c’est finalement toute la communauté, chefs traditionnels en tête, qui est enrôlée dans le processus : « Les religieux sont nos meilleurs alliés et, quand une fille réussit, les parents deviennent de véritables relais de confiance et communication. »
Avec ses clubs de jeunes filles, l’Aldepa mène des actions d’autonomisation pour qu’elles deviennent les porte-parole de leur cause. Elle apporte également un soutien juridique aux familles dont les enfants n’ont pas d’état civil et aux femmes victimes de violences.
Accueillir, écouter et réparer
Depuis 2013, les combattants de la secte islamiste Boko Haram, venue du Nigeria voisin, font des incursions dans la région sahélienne du pays. Le Septentrion voit ses hommes assassinés, ses femmes et ses filles violées, enlevées, ceux qui le peuvent partent. Au fil des ans reviennent des survivantes que les djihadistes avaient transformées en esclaves sexuelles. Des violences qui ont fait plus de 3 000 victimes et 124 000déplacés rien qu’au Cameroun.
Alors l’Aldepa accueille, écoute, répare ces réfugiés « de l’intérieur ». « Beaucoup des survivantes de Boko Haram ont été privées de leur enfance. On leur réapprend à jouer, à rire, à danser, à chanter. Il leur faut retrouver le goût de vivre », explique Rachel Aminatou
Comme elle, Marthe Wandou est originaire de Kaélé, à la frontière tchadienne. Les deux femmes se sont rencontrées en 1995 à la faveur d’une formation et ne se sont plus quittées. « Même quand on a fait construire notre nouveau siège et qu’on nous a proposé d’avoir chacune notre bureau, on a refusé, confie la militante. Elle commence une phrase, je la termine. »
Née en 1963 d’un père pasteur protestant et d’une mère commerçante, Marthe Wandou ne sait plus direquel est son rang dans sa fratrie de neuf filles et quatre garçons. Qu’importe, ce qu’elle n’oubliera jamais, c’est l’engagement de ses parents, leur acharnement à scolariser chacun, malgré les moqueries et les pressions.
Aller plus haut
« Vous feriez mieux d’économiser pour les dotes de nos garçons !, ironisaient les voisins. Mais mes parents ont tenu bon, se souvient-elle. Nous avons été tous accompagnés, sans jugement, pour qu’on puisse donner le maximum à l’école. Chacun a eu sa chance. »
D’aussi loin qu’elle se souvienne, Marthe a toujours été cheffe de quelque chose, s’est battue pour aller plus loin ou plus haut. Saut en longueur et basket en compétition, défense des joueuses face à des arbitres pas toujours fair-play, porte-voix de ses camarades quand elle était maîtresse d’internat de son lycée, à Maroua : « Toutes ces années de vie avec d’autres filles m’ont portée. Ce sont leurs rêves qui m’ont permis de rêver, de m’autoriser à avoir de l’ambition. »
Militante dès ses premières années d’université à Yaoundé, Marthe Wandou se voit magistrate ou avocate. Elle boucle une licence en droit privé puis un master en gestion de projet et s’envole pour la Belgique, où elle poursuit avec un master sur les études de genre à l’université d’Anvers. Le barreau n’a pas voulu d’elle ? Elle s’engage dans le travail humanitaire en tant que juriste. « Elle porte des lunettes de justice ! », lance en riant son « amie sœur » Rachel.
Justice pour toutes, quel que soit l’âge, dans une société où règne une terrible impunité. L’actualité, mi-novembre, l’a crûment rappelé avec le harcèlement, le viol et le lynchage dans la capitale camerounaise d’une jeune transsexuelle sous le regard d’un public complaisant.
« Une pragmatique »
« Rien ne peut justifier la violence », se désole Marthe Wandou après ce crime odieux,. « J’ai moi-même vécu le harcèlement sexuel de l’école à la faculté. Cette pression incessante m’a poussée à me marier. Ici, tant qu’on n’est pas mariée, on n’est pas une femme respectable. Et l’on n’est pas respectée. »
Une union et l’arrivée de trois enfants désirés qui ne la protégeront pas, n’empêcheront pas la violence de surgir au sein de son propre couple : « C’est un fléau qui touche tous les milieux. » Après dix ans de mariage, Marthe reprend sa liberté et décide d’élever seule ses enfants. C’est dans ces années-là que mûrit le projet de l’Aldepa et qu’elle prend conscience qu’il faut agir « à la source, c’est-à-dire dès l’école, auprès des filles et des garçons, et embarquer toute la communauté. Sinon, c’est un investissement à fonds perdu ».
Le prix Nobel alternatif qui lui est décerné est plus qu’une récompense honorifique. « Marthe est une pragmatique, souligne Alessandra Canova, de la fondation Right Livelihood. Elle veut utiliser l’opportunité de ce prix pour plaider pour une meilleure application des lois camerounaises. ». La lauréate estime qu’à travers elle, c’est toute son équipe qui est récompensée.
L’Aldepa est aujourd’hui partenaire d’une centaine d’écoles et emploie 65 personnes, « quasiment à parité ! », sans compter la cinquantaine d’animatrices et d’animateurs extérieurs. « Nous sommes tous galvanisés, confie Rachel Aminatou. Ce prix vient nous rappeler dans les moments de découragement que ce que nous faisons a une grande valeur. »
A son retour d’Europe, une surprise attend encore Marthe Wandou : le titre de chevalier de la Légion d’honneur. « Une distinction dont nous avions fait la demande avant le prix, explique Christophe Guilhou, l’ambassadeur de France à Yaoundé, qui accrochera la rosette à son élégant boubou. C’est un hasard heureux et nous ne sommes pas surpris que d’autres l’aient repérée. C’est une femme formidable. » Une grande femme.
Le prix Nobel alternatif de la fondation Right Livelihood
- Créée en 1980 par le Suédois Jakob von Uexkull, cette distinction à la dotation généreuse récompense chaque année quatre lauréats aux combats différents. Il a pour vocation d’attirer l’attention de l’opinion mondiale sur des personnalités restées dans l’ombre, mais dont l’infatigable et silencieux travail change le quotidien de leurs compatriotes.
- Cette année, Marthe Wandou partage son prix avec l’écologiste russe Vladimir Slivyak, la Canadienne Freda Huson, défenseuse des droits des indigènes, et l’ONG indienne Legal Initiative for Forest and Environment (LIFE) cofondée par Ritwick Dutta.
- Le prix est remis à Stockholm, généralement en décembre, et la fondation assure un suivi de long terme des lauréats pour faire connaître leur travail, soutenir leur action, les protéger et renforcer leur réseau.
RSA avec AFP
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