Auteur d’un essai sur la Chine et les Etats-Unis, l’ancien Premier ministre australien explique comment une guerre entre les deux puissances peut toujours être évitée.
Le piège de Thucydide, qui veut qu’une puissance dominante soit souvent poussée à entrer en guerre avec une puissance émergente, va-t-il se refermer sur les Etats-Unis et la Chine ? Premier ministre australien à deux reprises (2007-2010 et 2013), mais aussi ex-diplomate et spécialiste de la culture chinoise, Kevin Rudd est l’un des observateurs les plus pertinents de cette rivalité entre les deux géants mondiaux. Parlant couramment le mandarin, il dirige aujourd’hui le think tank Asia Society à New York. En mars, Kevin Rudd a publié The Avoidable War (Public Affairs). Autrement dit : « la guerre évitable ». Un ouvrage salué par la critique anglo-saxonne, et une lecture indispensable pour qui veut comprendre les motivations de Xi Jinping, mais aussi cerner les enjeux d’une opposition croissante qui pourrait déboucher sur un « conflit catastrophique ».
Alors que les tensions ont monté d’un sérieux cran au sujet de Taïwan avec la visite de la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, Kevin Rudd a accordé un entretien exceptionnel à L’Express. Il analyse l’agenda de Xi Jinping qui ambitionne d’assurer sa place dans l’histoire du Parti communiste chinois aux côtés de Mao, la stratégie des Américains, le risque nucléaire autour de Taïwan ou les faiblesses économiques de la Chine. Pour l’ancien dirigeant, « il est clair que nous sommes en plein conflit idéologique au niveau global ».
En représailles de la visite de Nancy Pelosi, l’armée chinoise a lancé d’importantes manœuvres militaires, allant jusqu’à simuler un blocus de Taïwan. A quel point cette crise vous semble-t-elle sérieuse ?
Avant la visite de Pelosi, disons que la tension autour de Taïwan entre la Chine et les Etats-Unis se situait à une échelle de 5 sur 10. Depuis, on est passé à du 6,5 ou 7 sur 10. Sur le plan militaire, les Chinois ont été pour la première fois capables de tester dans la réalité des manœuvres visant à bloquer Taïwan avec des frappes de missiles autour des côtes, mais aussi à attaquer des petites îles relevant de la souveraineté taïwanaise, comme Matsu ou Kinmen. Aux yeux des Chinois, ces manœuvres ont très certainement été une réussite, perturbant le trafic aérien et le commerce maritime.
Ils ont aussi tiré des missiles dans les eaux territoriales japonaises sans que cela ne déclenche de réponse militaire. Ces derniers jours, les Chinois ont ainsi élevé le seuil des actions militaires qu’ils pourront effectuer dans le futur. Cela crée une nouvelle norme en Asie du Sud-Est, ce qui m’inquiète beaucoup.
Selon vous, Pelosi aurait « jeté de l’huile sur le feu »…
Je connais depuis longtemps Nancy Pelosi. Elle a toujours cohérente en ce qui concerne les droits de l’Homme en Chine, que ce soit au moment de Tianmen, à propos du Tibet, sur les Ouïghours ou aujourd’hui pour Taïwan. Personne ne doute de sa sincérité, ni de son droit de se rendre à Taïwan. Mais la question est de savoir si ce déplacement était judicieux. Mes critères sont très simples : 1) Taïwan est-il plus ou moins en sécurité qu’avant cette visite ? 2) Les relations entre les Etats-Unis et la Chine se sont-elles aggravées ou non ? Vu ces deux critères, je ne pense pas que cette visite était des plus avisées.
« Entre la Chine et les États-Unis, le scénario d’horreur est Taïwan », selon Kevin Rudd
Invité en juin dernier au Swiss Economic Forum, l’ancien Premier ministre australien Kevin Rudd analyse dans son livre « The Avoidable War » (« La guerre évitable ») les tensions croissantes entre les Etats-Unis et la République populaire de Chine autour de l’île de Taïwan.
Ces dernières années, les tensions commerciales, géopolitiques et idéologiques sont devenues particulièrement vives entre la Chine et les Etats-Unis. Dans son ouvrage, Kevin Rudd, sinologue de formation, analyse les enjeux et les risques de ces frictions et du bras de fer qui se joue entre Pékin et Moscou dans la zone Asie-Pacifique, notamment autour de Taïwan. Il propose des pistes pour prévenir un engrenage du conflit entre les deux superpuissances.
Une Chine belliciste ?
Interrogé dans l’émission Tout un Monde, Kevin Rudd estime que nous sommes en train de vivre « une décennie dangereuse », marquée par la volonté de la Chine de conquérir Taïwan dans les dix prochaines années.
On ne peut pas exclure de franchir le seuil des armes de destruction massive
Kevin Rudd, sinologue et ancien premier ministre australien
‘ »Entre la Chine et les États-Unis, le scénario d’horreur est Taïwan », dit-il, avec un risque de conflit militaire frontal entre les deux pays qui pourrait se propager aux alliés des Etats-Unis et provoquer une « guerre générale ». Taïwan est une question fondamentale pour la survie du Parti communiste chinois, relève Kevin Rudd. Et on ne peut pas exclure, selon lui, que la Chine puisse « franchir le seuil des armes de destruction massive si elle devait être vaincue dans une guerre conventionnelle ».
La révolution chinoise à parachever
A l’issue de plus de 20 ans de guerre civile entre le Parti communiste chinois (PCC) et le Kuomintang, les nationalistes chinois se sont repliés sur Taïwan en 1949 et ils n’ont jamais fait allégeance à Pékin.
Kevin Rudd souligne que pour les dirigeants chinois le « retour » de Taïwan sous la souveraineté nationale de Pékin est au cœur « de la croyance idéologique profonde du Parti communiste ». A leurs yeux, c’est « une affaire inachevée et la révolution est incomplète ». Et l’ancien Premier ministre australien relève que « Xi Jinping est désormais un homme pressé. Il a conclu que cette question ne pouvait pas être résolue pacifiquement. Il a donc fait des préparatifs militaires intensifs ». Et une « résolution » de la question de Taïwan lui permettrait « d’avoir le même statut dans le panthéon idéologique chinois que Mao Zedong ».
Comment prévenir une escalade dangereuse ?
Pour l’expert, « les Chinois et les Américains doivent élaborer un cadre commun de compétition stratégique en définissant leurs lignes rouges stratégiques et leurs relations sur Taïwan, la mer de Chine méridionale, la mer de Chine orientale, la péninsule coréenne, le cyberespace et l’espace ».
« Ils doivent établir une concurrence non létale entre eux pour tout le reste, de la politique étrangère à la politique économique en passant par l’idéologie », explique-t-il.
La confiance est un mythe en realpolitik
Kevin Rudd, sinologue et ancien premier ministre australien
« Les États-Unis et Taïwan doivent enfin dans la décennie en cours construire une dissuasion militaire efficace contre la Chine afin que le commandement militaire chinois, d’ici à 2030, réfléchisse à deux fois au calendrier préféré de Xi Jinping », rajoute-t-il.
Kevin Rudd estime par ailleurs que l’évolution des relations entre les Etats-Unis et l’URSS peut être un modèle à suivre. Après la crise des missiles à Cuba en 1962, « ils ont réussi à construire une série d’accords stratégiques qui ont été globalement respectés ». Plus que la confiance, c’est une « compréhension stratégique commune » qui est importante, souligne-t-il. Car « la confiance est un mythe en realpolitik ».
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