Dans les années trente, le secret bancaire aurait été renforcé pour protéger les victimes du national-socialisme. Trop beau pour être vrai: l’historien bernois Peter Hug démonte le mythe et montre qu’il a été créé de toutes pièces dans les années soixante, à l’usage des Américains.
Selon une légende fort répandue, la place financière suisse aurait renforcé la protection du secret bancaire à l’époque du national-socialisme afin d’en protéger les victimes. De nouveaux documents d’archives démontrent que c’est faux. La Confédération n’a pas consolidé le secret bancaire afin de soustraire la fortune des juifs persécutés à la mainmise des sbires du nazisme. Il s’agit d’une fable inventée dans les années soixante.
Elle est apparue pour la première fois dans le Bulletin du Crédit Suisse (CS) en novembre 1966, dans un article non signé et intitulé «A propos du secret bancaire suisse». L’auteur, anonyme, y évoque «les racines du secret bancaire»: «Il est à remarquer que c’est l’espionnage intensif exercé sur les avoirs juifs qui a contraint la Suisse, en 1934, à définir plus rigoureusement le secret bancaire inscrit jusqu’alors dans le droit coutumier et à rendre toute violation passible de sanctions pénales, et ce afin de protéger les persécutés. Sans exagérer, on peut affirmer que la détermination avec laquelle le secret bancaire a été et est défendu a sauvé la vie et la fortune de milliers de personnes.»
Ainsi le Crédit Suisse a-t-il invoqué les vies menacées par les hommes de main du national-socialisme, afin de démontrer l’origine moralement irréprochable du secret bancaire. Durant les mois qui ont suivi, cette insolente autojustification a été reprise par de nombreux périodiques spécialisés en droit, en fiscalité et en économie.
Même les détracteurs du secret bancaire ont cru à cette légende. En 1970, au Conseil national, Jean Ziegler, lui-même brillant créateur de mythes, a amorcé ses attaques contre le secret bancaire par ces mots: «On sait que le secret bancaire a été inscrit en 1935 dans la loi que l’on veut réviser aujourd’hui, dans une situation historique qui justifiait ces mesures. Il s’agissait de protéger des citoyens allemands, des juifs avant tout, des persécutions de la police hitlérienne.» La fable de la sauvegarde des avoirs juifs se trouve également dans le «Bildungsdossier Banken» rédigé en 1978 par le futur conseiller national socialiste Rudolf H. Strahm et dans deux ouvrages publiés en 1981, en perspective de la votation sur les initiatives bancaires, par le religieux-socialiste Willy Maurer à Bâle et le journaliste Claude Torracinta à Lausanne.
Le destinataire de la campagne lancée en 1966 par le Crédit Suisse n’était pas le public helvétique, mais celui des Etats-Unis, où la légende de l’origine a très vite atteint l’objectif visé. Ainsi, en 1968, lors de la présentation de son projet de loi contre le secret bancaire suisse, le président de la Commission des banques du Congrès américain a-t-il tempéré ses propos par ces mots: «Les lois actuelles sur le secret bancaire remontent directement aux redoutables opérations de la Gestapo en Suisse immédiatement avant l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale.»
Cet argument était particulièrement important du fait que le détracteur le plus virulent des banques suisses, lors des auditions devant le Congrès américain, était le procureur new-yorkais Robert M. Morgenthau, qui devait ménager son électorat juif démocrate. Les objets principaux des auditions étaient l’évasion fiscale, les OPA inamicales et le crime organisé. Dans ce bouillon de culture, selon Robert M. Morgenthau, barbotaient les principaux bénéficiaires du secret bancaire helvétique.
Aujourd’hui, de nouveaux documents d’archives montrent que la légende de l’origine a été inventée en 1966 afin de nourrir une campagne de relations publiques. A l’époque, le mythe a parfaitement rempli sa mission, en particulier aux Etats-Unis. Ironiquement, c’est l’un des adversaires les plus acharnés des banques suisses, Theodore Reed Fehrenbach qui, avec son livre légendaire sur «Les gnomes de Zurich», aurait déclenché en 1966 la campagne de propagande helvétique et fourni l’idée de l’origine prétendument antinazie du secret bancaire. Dans cet ouvrage, paru quelques semaines plus tôt, Theodore Reed Fehrenbach développait la thèse suivante: «le secret bancaire a été inscrit dans la loi suite aux pressions exercées par les nazis».
Concrètement, Theodore Reed Fehrenbach se référait au cas de l’agent de la Gestapo Georg Thomae qui, en janvier 1934, avait reçu des nazis la mission spéciale de rechercher les avoirs juifs en Suisse. Par toutes sortes de manigances et artifices, il aurait dépouillé Anton Fabricius, un habitant de Hanovre, de son argent déposé auprès de l’Union de Banques Suisses. Trois titulaires juifs de comptes en Suisse démasqués par Georg Thomae auraient été déférés devant les tribunaux et immédiatement exécutés. «Son action a eu pour conséquence la loi sur les banques de 1934.»
Cette affirmation est bien entendu pure invention. Les archives n’indiquent nulle part que le cas Thomae/Fabricius ait jamais été évoqué par quiconque lors des travaux préparatoires de la nouvelle loi sur les banques. Sans compter que la chronologie des événements contredit la variante de Theodore Reed Fehrenbach: la première norme pénale pour une protection renforcée du secret bancaire apparaît en février 1933 dans un projet de loi élaboré par l’administration des finances, c’est-à-dire plus d’une année avant les prétendues activités de l’agent Thomae.
Les banques suisses, en recourant quelques semaines après Theodore Reed Fehrenbach à la légende de la défense des juifs et de leurs avoirs afin de justifier le renforcement du secret bancaire en 1934, ont réussi à le rendre inattaquable auprès de leurs compatriotes et des Américains, et ce pendant des décennies. Dans les années cinquante, pour différentes raisons, cet effet est resté inaltérable. A l’époque, le nazisme était encore à peine une métaphore abstraite du mal, et ce n’est que dans les années soixante que les banques suisses ont accepté de régler provisoirement les avoirs en déshérence des victimes du nazisme.
Et s’il est possible aujourd’hui de chercher à comprendre le véritable motif du renforcement du secret bancaire, c’est grâce au fait que l’Association suisse des banquiers a généreusement ouvert ses archives, permettant ainsi une investigation systématique. Les documents transmis par les archives fédérales et la Banque nationale renvoient également à l’origine réelle de la protection pénale du secret bancaire.
Certes, la remarquable discrétion du banquier suisse, l’une des normes sociales les mieux cultivées, fait partie des avantages de la place financière helvétique, et ce depuis la Première Guerre mondiale au plus tard. Mais avant 1934, le secret bancaire n’était protégé que par le droit civil. D’une part, l’obligation au secret professionnel faisait partie du rapport contractuel entre le banquier et son client. Et d’autre part, en vertu du droit individuel de la personnalité, le client pouvait exiger le respect du secret bancaire. Le client était seul titulaire du droit à la protection du secret. Le cas échéant, il tenait à lui d’imposer judiciairement ses volontés et ses désirs.
A l’égard du fisc en particulier, le droit n’offrait alors qu’une protection minime. La situation juridique de l’entre-deux-guerres était de moins en moins adaptée à l’intérêt croissant des banques à voir le secret bancaire protégé. Celles-ci ont veillé, avec succès, à n’être soumises au devoir de divulgation que dans le cadre de la législation sur les faillites. Les autres Etats, en un mouvement contraire, ont introduit pendant et après la Première Guerre mondiale le devoir de divulgation dans leurs lois fiscales, parce que la guerre, les réformes sociales et la lutte des classes avaient débouché sur une extension massive des obligations liées à l’impôt.
Sporadiquement au début des années vingt, puis de manière répétée au début des années trente après la crise de l’endettement et l’effondrement des banques, des enquêteurs des finances et du fisc allemands et français se sont mis à empiéter sur le territoire helvétique. Suite à des jugements spectaculaires, des voix se sont fait entendre revendiquant le renforcement et la protection pénale du secret bancaire.
A l’origine de l’introduction de cette norme pénale, il y a eu sans aucun doute un scandale qui a débuté le 26 octobre 1932, à 16 heures 10, dans un élégant appartement parisien de cinq pièces à proximité des Champs-Elysées. Suite à une dénonciation, la police française a pris sur le fait le directeur et le vice-directeur de la Banque commerciale de Bâle, ainsi que le directeur de sa filiale parisienne, en train d’aider des membres de la haute société à frauder le fisc. La police a alors mis la main sur une liste de deux mille clients français qui avaient confié à l’établissement bâlois une fortune de deux milliards de francs, soustrayant ainsi cet argent au fisc. Cette somme correspondait à un cinquième du produit national net de la Suisse.
Les deux banquiers suisses et leur compagnon ont été arrêtés. Les tribunaux ont ordonné la saisie des avoirs et des dépôts de titres de la Banque commerciale de Bâle, et la presse parisienne regorgeait d’attaques contre les banques suisses. Le 10 novembre 1932, à l’occasion d’un débat orageux au Parlement français, un député socialiste a communiqué l’identité des fraudeurs les plus en vue. Parmi eux, il y avait deux évêques, plusieurs généraux, le grand industriel Peugeot, l’épouse d’un célèbre parfumeur, le propriétaire du quotidien «Le Figaro», le directeur du journal de droite «Le Matin», douze sénateurs et un ancien ministre de l’Intérieur. Ebranlés, les investisseurs ont commencé à retirer leur argent de Suisse.
Selon les estimations de la Banque nationale, la Banque commerciale de Bâle a dû rembourser plusieurs centaines de millions de francs suite à ce scandale. Une somme que les actionnaires ont payé sous forme de réduction de capital. D’autres banques ont subi les conséquences du mouvement de retraits: la Banque d’escompte de Genève n’a pas survécu à cette saignée et a dû fermer définitivement ses guichets en 1934. Les milieux concernés savaient que d’autres scandales de ce genre pourraient ruiner la place financière helvétique, qui dépendait des capitaux provenant de l’évasion fiscale. Dans deux articles, publiés le 21 décembre 1932 et le 10 janvier 1933, la NZZ a demandé sans équivoque que l’on renforce le secret bancaire afin de protéger les clients concernés.
Les jugements spectaculaires rendus en Suisse également ont constitué une raison supplémentaire de renforcer le secret bancaire. En effet, ils ont démontré aux banques et à leurs discrets clients que la protection de droit civil et coutumier – jusqu’alors en vigueur – ne résistait pas devant les tribunaux. La thèse de doctorat en droit de Georges Capitaine, publiée en 1933, qualifiait l’expression «secret bancaire» d’«illusion»: «D’un point de vue juridique, le secret bancaire n’existe pas; il n’est pas prévu explicitement et aucune loi ne lui est consacrée.» Les banquiers ont été particulièrement perturbés par une décision du Tribunal fédéral publiée en 1931 protégeant une disposition inhabituelle du droit fiscal du canton de Fribourg qui exigeait que les banques et caisses d’épargne remettent chaque année à l’administration cantonale des finances une liste nominative des dépôts. Disposition qui a servi de précédent aux autorités fiscales étrangères.
Il est certes vrai que l’espionnage bancaire exercé par l’Allemagne afin de réprimer les infractions à la réglementation des changes, la fraude fiscale et la fuite des capitaux représentait «une menace tout à fait évidente pour l’économie et (…) l’indépendance financière de notre pays», comme l’a écrit alors la NZZ. Sauf que cet argument date du 10 janvier 1933, avant la prise du pouvoir par Hitler.
Après 1935, grâce notamment à la nouvelle loi sur les banques et au renforcement du secret bancaire, la place financière suisse est parvenue à reprendre l’initiative. Elle a regagné la confiance récemment ébranlée des clients et des créanciers. Durant les trois ans qui ont suivi le renforcement du secret bancaire, le volume de la fortune hors bilan gérée par les banques suisses a augmenté de 28%. Après l’accession au pouvoir du gouvernement de front populaire et les menaces de dévaluation du franc français, l’afflux de ce que l’on appelait alors le «capital vagabond» des «tziganes fugitifs du capital» a pris une telle ampleur que la Banque nationale a commencé à craindre pour la stabilité du franc suisse.
Le renforcement pénal particulièrement rigoureux du secret bancaire était tout à fait fondé du point de vue commercial. Il a contribué non seulement à défendre la part de marché élevée des banques suisses dans la gestion de fortune internationale, mais également à l’accroître.
De la part du Crédit Suisse, la tentative d’ennoblir en 1966 cet intérêt économique par le biais d’arguments moraux était peu intelligente. L’établissement zurichois a ainsi placé les banques suisses sur un piédestal dont elles ne pouvaient que tomber.
*Peter Hug est historien à l’Institut d’histoire de l’Université de Berne, spécialiste de l’histoire des banques suisses avant et après la dernière guerre. Il est l’auteur avec Marc Perrenoud de la première étude sur les biens en déshérence pour le Conseil fédéral, et il dirige actuellement un projet du Fonds national de la recherche scientifique sur l’histoire de la politique étrangère de la Suisse.
Traduction: Fabienne Girardin
Regard Sur l’Afrique
Discussion à propos du post