Le tunisien Béchir Ben Yahmed, fondateur de Jeune Afrique s’est éteint à l’âge de 93 ans. Il était hospitalisé à Paris depuis la fin du mois de mars. Né à Djerba le 2 avril 1928, dans une Tunisie sous protectorat français, Béchir Ben Yahmed, fondateur et patron historique de Jeune Afrique, est décédé lundi 3 mai à l’hôpital parisien Lariboisière des suites d’une contamination au Covid-19.
Militant du Néo-Destour aux côtés de Habib Bourguiba, Béchir Ben Yahmed avait été, très jeune, fut à 28 ans ministre de l’Information du président Bourguiba, premier gouvernement de la Tunisie indépendante. Mais la tentation du journalisme l’habitait déjà : en 1956, il lançait l’hebdomadaire L’Action puis, en 1960, Afrique Action qui, un an plus tard, allait devenir Jeune Afrique.
Après avoir mené de front ses carrières ministérielle et journalistique, il avait finalement opté pour la seconde et, pour se donner les moyens de son indépendance, avait décidé en 1962 de quitter Tunis pour Rome. Puis, deux ans plus tard, pour Paris où le groupe est toujours installé.
Il y a 60 ans, Béchir Ben Yahmed posait la première pierre de l’édifice « Jeune Afrique »
Il y a soixante ans, alors que la majeure partie des pays d’Afrique accédaient à l’indépendance, Béchir Ben Yahmed créait à Tunis un hebdomadaire dont l’ambition était de porter la voix de tout un continent : « Afrique Action », qui devait très vite devenir « Jeune Afrique ».
C’était il y a soixante ans, le 17 octobre 1960 précisément. Les lecteurs d’Afrique francophone – pas tous, naturellement, l’Algérie notamment en était alors privée – découvraient dans les kiosques un nouveau magazine d’information intitulé Afrique Action. Sous-titre : « Hebdomadaire panafricain ».
Aux commandes de l’aventure, un duo que les Tunisiens connaissent bien : Mohamed Ben Smaïl, rédacteur en chef, et Béchir Ben Yahmed (BBY), qui, comme il le racontera plus tard, gère « tout le reste » : ligne éditoriale, recrutements, abonnements, ventes, diffusion, publicité, administration, relations extérieures…
En 1955, les deux hommes ont déjà lancé L’Action, avec pour sous-titre « hebdomadaire tunisien ». Puis, l’histoire avançant et l’heure des indépendances approchant, l’hebdo est devenu « maghrébin » avant de mettre la clé sous la porte, en 1958. Le projet, pourtant, ne demande qu’à renaître, gagnant à chaque fois en ambition.
Voix de l’Afrique francophone
En cette année 1960, l’Afrique bouge, tout comme la Tunisie… et BBY : d’abord ministre du premier gouvernement Bourguiba, puis développant des entreprises, nouant des accords commerciaux, il voyage, rencontre les indépendantistes d’Afrique subsaharienne et les révolutionnaires latino-américains. Un vent puissant souffle sur le monde. Demain, l’Algérie voisine, l’Afrique tout entière seront indépendantes. Un média devra porter sa voix, en tout cas celle de l’Afrique francophone. « À l’époque, se souvient BBY, l’Afrique, ça n’existait pas, moi, je ne la connaissais pas. Pourtant, avec une grande inconscience, je me suis dit qu’il fallait un journal pour tout le continent. »
Houphouët-Boigny, Guevara, Nkrumah, Ben Bella, Lumumba…
Envoyé par Bourguiba à la rencontre du leader indépendantiste congolais Patrice Lumumba, l’ancien patron de L’Action en revient conforté dans l’idée que les prétendues « différences de civilisation » entre Noirs et Arabes d’Afrique n’existent pas, que Maghrébins et Subsahariens sont liés par « un sentiment de fraternité qui ne s’explique pas ».
Témoin privilégié de tous les soubresauts de l’Afrique et du Moyen-Orient, observateur et éditorialiste engagé, Béchir Ben Yahmed a fréquenté tout au long de sa carrière des personnalités déterminantes pour le continent : le Sénégalais Senghor, l’Ivoirien Houphouët-Boigny, le Marocain Hassan II ou encore les Français Jacques Foccart – dont il a coédité les Mémoires – et François Mitterrand.
Dans les années 1960, il avait côtoyé Che Guevara à Cuba, rencontré à Hanoï, en pleine guerre du Vietnam, Ho Chi Minh, et bien connu l’Égyptien Nasser, le Ghanéen Nkrumah, le Congolais Lumumba et l’Algérien Ben Bella.
Il n’empêche : entre un hebdomadaire tunisien et un magazine panafricain à diffusion internationale, la marche à gravir reste haute. Sans complexes, Ben Smaïl et Ben Yahmed s’en vont demander conseil à ceux qu’ils considèrent comme les meilleurs patrons de presse de langue française de l’époque : Hubert Beuve-Méry, au Monde, Jean-Jacques Servan-Schreiber, à L’Express. Lorsque le second leur propose de prendre en main l’édition internationale de son magazine, les deux hommes déclinent poliment. Ce n’est pas du tout leur projet.
C’est à Gammarth, dans la petite maison que BBY possède en bord de mer, que le futur journal s’élabore durant la première moitié de l’année 1960. La société éditrice est créée en juillet. Son modeste capital (1 000 dinars de l’époque) est détenu à parts égales par deux actionnaires : BBY et l’avocat communiste Othman Ben Aleya, qui se retirera quelques années plus tard. La trésorerie est inexistante, mais quelques banques suivent : après tout, L’Action, lancée par la même équipe, avait su attirer 15 000 lecteurs. Afrique Action devrait réussir à les récupérer…
Une poignée de collaborateurs
Le journal prend ses quartiers dans un petit immeuble de deux étages situé avenue de la Liberté, à Tunis, près du parc du Belvédère. La rédaction, installée tout en haut, ne compte qu’une poignée de collaborateurs : le reporter-photographe Abdelhamid Kahia, Josie Fanon (l’épouse de Frantz), Dorra Ben Ayed, ainsi qu’un mystérieux Français, objecteur de conscience ou déserteur du contingent stationné en Algérie, nul ne tient vraiment à le savoir, qui se fait appeler « Girard ». Jean Daniel propose conseils et articles, tout comme Guy Sitbon – alors correspondant du Monde en Tunisie – et Tom Brady, représentant local du New York Times. Faute de moyens et de personnel suffisant, chacun doit savoir tout faire, ou presque, et ne compte guère ses heures.
Au rez-de-chaussée de l’immeuble, Chérif Toumi, l’homme chargé des finances. « Sympathique, serviable, débonnaire mais souffrant, quand il s’agit des deniers du journal, de paralysie chronique du côté du tiroir-caisse », écrira plus tard François Poli, le responsable de la réécriture des articles. Le rewriting, dans le jargon.
Le journal est imprimé sur les rotatives de la moribonde Dépêche tunisienne. Les premiers numéros tachent les doigts et, affirment les anciens, regorgent de coquilles, mais l’essentiel n’est pas là. Ce 17 octobre, le nouvel « hebdomadaire panafricain » est dans les kiosques, et c’est l’Histoire qui s’écrit sous les yeux de ses premiers lecteurs.
Sur la couverture, dont la sobriété graphique ne peut que forcer le respect, un portrait de Dag Hammarskjöld, le secrétaire général des Nations unies, qui jouera un rôle aussi central que critiqué dans l’accession à l’indépendance de la RD Congo, avant de disparaître, en 1961, dans un crash aérien. Les deux autres titres de couverture : « Soixante jours avec Lumumba » et « Bourguiba : la Chine et nous ».
Considéré à ses origines comme une gageure, le groupe qu’il a créé célèbre cette année son soixantième anniversaire. Véritable école de journalisme où sont passés Frantz Fanon, Kateb Yacine et, plus récemment, les prix Goncourt Amin Maalouf et Leïla Slimani, « JA » a marqué des générations de lecteurs. Son influence lui a même valu d’être qualifié de « 55e État d’Afrique ».
Autour de l’hebdomadaire Jeune Afrique, un groupe s’est constitué au fil des années, s’étoffant d’autres titres, de lettres d’information, d’une maison d’édition, d’un département consacré à l’organisation d’événements et, bien sûr, de sites d’information en ligne. À la fin de la décennie 2000, Béchir Ben Yahmed avait passé les rênes du groupe à ses fils, Amir et Marwane, ainsi qu’au directeur de la rédaction, François Soudan. Son épouse Danielle, qui a joué un rôle essentiel à son côté tout au long de l’histoire du journal, avait notamment lancé la maison d’édition du groupe.
Toujours passionné par l’actualité, il s’était investi en 2003 dans un nouveau projet : La Revue, magazine de réflexion sur l’actualité internationale (et non plus seulement africaine) qui fut mensuel pendant plusieurs années avant de devenir bimestriel.
Par Tinno BANG MBANG
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