Depuis des mois, Américains et Européens se demandent comment rentabiliser les actifs russes gelés : 300 milliards de dollars aux États-Unis et de 200 milliards d’euros dans la zone européenne, qui appartiennent à la Banque centrale russe. Karine Bechet-Golovko fustige cette tentative de spoliation occidentale.
Sous la baguette américaine, les institutions européennes sont en passe de jeter le droit de propriété privée aux oubliettes de l’état de droit libéral, dont il fut pourtant le pilier sacré, en mettant au point des normes prévoyant la spoliation, sinon des actifs russes eux-mêmes, du moins de leurs intérêts, ce qui fondamentalement ne change rien.
Le libéralisme est mort, vive la globalisation !
Cela fait des mois que les institutions américaines et européennes se demandent comment rentabiliser les actifs russes gelés. Au bas mot, il s’agit de 300 milliards de dollars aux États-Unis et de 200 milliards d’euros dans la zone européenne, qui appartiennent à la Banque centrale russe.
La question devient de plus en plus pressante, à mesure que la guerre initiée par l’OTAN en Ukraine s’éternise et donc que son coût augmente. Reste à trouver le fondement. En tout cas un fondement politiquement dicible, car il est impossible de reconnaître que la Russie doit financer la guerre menée par l’OTAN contre elle.
Il ne peut pas s’agir ouvertement de soutenir l’effort de guerre en Ukraine, sans risquer de trop s’ouvrir dans le discours. Le fondement a été trouvé avec la «reconstruction de l’Ukraine». La Banque mondiale, justement, l’estime à 383 milliards d’euros, ce qui ouvre certaines possibilités. N’oublions pas que dans le discours atlantiste, l’histoire a commencé en février 2022. Pour les autres, ce fondement devient particulièrement ubuesque : puisque vous tirez pour vous défendre face au développement de la politique agressive de l’OTAN, nous, membres respectables de l’OTAN, saisissons l’argent qui correspond à votre défense.
Les pays européens hésitent
Les pays européens, malgré la pression grandissante des institutions de l’UE, hésitent à faire le grand saut et à décrédibiliser leurs institutions financières sur la scène internationale. Ainsi, l’année dernière, les États-Unis ont proposé au G7 de mettre en place des groupes de réflexion, devant établir les mécanismes juridiques de transfert. Il existe in fine trois options à ce jour retenues : la confiscation directe des actifs russes gelés, la confiscation des revenus de ces actifs gelés et l’utilisation de ces actifs gelés pour cautionner des prêts à l’Ukraine – comme l’Ukraine est insolvable, il ne s’agit que d’un piètre jeu de transfert d’obligations, qui ne vous appartiennent pas.
Les pays européens annoncent, puis reculent sur la confiscation des actifs eux-mêmes : «Selon un fonctionnaire européen s’exprimant sous le couvert de l’anonymat, les plans – officiellement adoptés par la Commission européenne aujourd’hui, mais non publiés – exigeront des dépositaires financiers tels qu’Euroclear qu’ils enregistrent séparément les actifs russes gelés et que les bénéfices soient retenus auprès des actionnaires.»
Ce qu’Euroclear a par ailleurs déjà réalisé, sans que les mécanismes n’aient été déterminés par la Commission européenne, sans que les pays européens n’aient à l’unanimité donné leur accord. Ainsi, après que la Commission des affaires étrangères du Sénat américain ait validé le projet de loi prévoyant le transfert des fonds russes à Kiev, Ursula von der Leyen s’est montrée positive : la décision politique a été prise, les intérêts des fonds russes gelés serviront à «la reconstruction de l’Ukraine». Amen ! L’UE pense-t-elle réellement dans une naïveté assez pitoyable sauver ainsi les apparences ?
Une spoliation légale selon l’UE
Ils affirment même, sans sourciller, la légalité de cette spoliation : «Selon l’accord conclu lundi au niveau des ambassadeurs cependant, les bénéfices générés seront comptabilisés séparément et ne seront pas versés sous forme de dividendes aux actionnaires tant que les États membres de l’UE n’auront pas décidé à l’unanimité de la mise en place d’une « contribution financière au budget [de l’UE] qui sera prélevée sur ces bénéfices nets afin de soutenir l’Ukraine », peut-on lire dans le projet de texte. Ce prélèvement sera « compatible avec les obligations contractuelles applicables et conforme au droit [de l’UE] et au droit international », précise le projet de texte.»
Et comme le précise le texte : les fonds seront dirigés vers le budget de l’UE, puis ensuite redirigés vers l’Ukraine.
Techniquement, en effet, le mécanisme juridique de spoliation des actifs russes gelés n’est pas difficile à établir. Il suffit de quelques lois, de quelques accords internationaux et le tour est joué. Mais le problème n’est pas de technique juridique, il est politique, il concerne la légitimité de l’établissement de ces mécanismes d’exception dans un système dit libéral. Plusieurs systèmes politiques ont déjà par le passé prévu des normes d’exception à l’égard de certaines catégories de personnes juridiques, qu’il s’agisse des personnes physiques ou morales des pays contre lesquels ils étaient en guerre ou des personnes physiques, auxquelles ils ne reconnaissent pas la condition humaine, à laquelle est attachée la détention des droits dans tout État. Mais soit ces systèmes politiques sont ceux de pays en guerre et appliquent alors le droit de l’ennemi, soit ces systèmes politiques ne sont pas qualifiables de libéraux. Or, les pays européens ne sont pas en guerre et se revendiquent libéraux.
Déclaration de guerre ?
Dans ce contexte, le message politique lancé est clair : le droit, notamment de propriété, n’est plus valable que pour les membres du monde global. Un Monde, un Droit, un Système. Les autres sont soumis au droit de l’ennemi, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de droits. C’est bien la raison, logique, pour laquelle la Russie estime que l’utilisation des actifs gelés pour l’Ukraine serait équivalente à une déclaration de guerre.
En plus des risques de confrontation de plus en plus sérieux entre les pays de l’OTAN et la Russie, se pose aussi la question de la confiance dans le système occidental lui-même. Car le précédent ainsi créé va être inquiétant pour tout autre pays, qui peut se demander à quel moment il risque de perdre les fonds qu’il entrepose en Occident… Pour quelle «reconstruction» ou n’importe quelle autre «belle cause» du monde global ces fonds pourraient être gelés puis utilisés, sans l’accord de leur propriétaire…
Le libéralisme économique et financier occidental, confortable, bedonnant, accompagné de son juriste aussi bien cravaté que discipliné, ce libéralisme bonhomme a fait son temps. Après s’être radicalisé et avoir conduit au néolibéralisme, il s’efface devant les besoins belliqueux et impérieux de la globalisation. Il n’a plus de raison d’être, il est devenu anachronique dans ce monde.
Regard Sur l’Afrique Par Karine Bechet-golovko, docteur en droit public, professeur invité à la faculté de droit de l’Université d’Etat de Moscou (Lomonossov), animatrice du site d’analyse politique Russie Politics.
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